6. Tom Dawson tourne la page
Quinze ans après son dernier ouvrage polémique, l'écrivain américain Tom Dawson a repris le chemin de sa maison d'édition, et publie un témoignage poignant de sa déchéance au titre pour le moins explicite : La chute. Comme un point d'orgue à son parcours chaotique, l'auteur, qui avait été consacré meilleur espoir de sa génération à dix-sept ans seulement, accorde une unique et ultime interview à L'Intermède. Retour en arrière : nous sommes en 1958, en Arizona.
La rencontre a lieu dans un petit restaurant de campagne, non loin du ranch où le romancier a passé son enfance, au Sud de Phoenix. Hors de question d'aller sur ses terres familiales, Tom Dawson tient aujourd'hui à sa vie privée. Pourtant, et ce sont ses premiers mots, il n'a pas "
l'intention de mentir." Il lui faut donc revenir sur son parcours, "
dans tout ce qu'il a de moche et de honteux." L'enfance est gommée, au profit de l'année 1935, celle où tout semble commencer : à dix-sept ans, Dawson publie son premier roman,
Le Délinquant, peu après avoir fait une demande d'émancipation à la justice américaine, reniant ainsi une mère seule et dépressive. L'ouvrage connaît un succès immédiat, accompagné de son lot de scandales. Le récit de ce lycéen qui s'éveille à la sexualité avec tour à tour son institutrice, une vieille femme riche dont il promène les chiens et de jeunes gens artistes et poètes, jusqu'au célèbre compositeur George Gershwin, provoque un raz-de-marée au cœur de l'Amérique bien pensante, propulsant son tout jeune auteur sous les feux d'une réputation sulfureuse. Dawson l'avoue aujourd'hui :
"
Ce roman était tout sauf une autobiographie. À l'époque, je n'étais qu'un petit con qui aimait bien fanfaronner. J'ai vécu ces trucs, oui, mais je ne les ai jamais pris avec le flegme et le détachement d'Arthur [son héros]
." Le romancier esquisse un petit sourire triste. Il le dit lui-même, ces quinze dernières années l'ont ravagé. Lui qui a quitté la scène publique sous les traits d'un jeune homme séduisant de vingt-cinq ans
"[s]e fait aujourd'hui l'effet d'un vieillard". Il n'y a qu'à voir la main tremblante qu'il lève, résultat de ses trop nombreux abus. Aujourd'hui, à 40 ans, la seule boisson festive qu'il s'autorise est le Coca-cola.
Après le succès du premier roman, le tout jeune écrivain enchaîne les coups d'éclat, et se jette à corps perdu dans une nouvelle vie, rythmée par de trop nombreuses fêtes et orgies. "
C'est à ce moment-là que j'ai commencé à faire mienne la personnalité que j'avais imaginée pour mon alter-ego, Arthur."
Fidèle à l'image qu'il avait donnée de lui grâce à son premier roman, il goûte la vie comme son "délinquant", laisse la fiction dévorer le réel. Le visage aujourd'hui hâve de l'écrivain ne porte plus que des traces de sa beauté d'alors, célébrée par beaucoup. Son regard sombre en a rendu fou plus d'un, reconnaît-il avec un soupçon de fierté. Des regrets, pourtant, il en a, et celui-là, le plus grand de tous, d'avoir nommé Gershwin dans son roman. "
À mon âge, je n'imaginais pas que cela pourrait le détruire... ou peut-être que si, j'avais justement envie de lui nuire..." La voix se casse, et il prend un moment avant de continuer très bas : "
C'était la vengeance stupide d'un gamin blessé". Gershwin meurt brusquement en 1937 sans avoir jamais revu son jeune amant, ce que Dawson ne s'est pas pardonné. Pourtant, il ne veut pas croire que sa descente aux enfers est née de sa culpabilité, et "
ne mérite pas d'excuses" : "
Je n'en ai pas à présenter." La même année, son talent est confirmé par la publication de
Felicity, recueil de poèmes sur le totalitarisme. "
Pourtant, ce qui se passait en Allemagne à ce moment là était le cadet de mes soucis. C'est à peine si je connaissais l'existence d'Hitler", confie-t-il avec ironie. L'inspiration vient davantage du
Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, univers autoritaire où tout le monde se doit d'être heureux. Dans la foulée, il publie une ode métaphorique à son célèbre amant,
La danse du serpent (1938), et mène une vie de débauches. Devenu "
accroc au scandale", ce n'est bientôt plus sa littérature qui fait parler de lui, mais tous ses faux-pas, que les journalistes guettent.
En 1943, et après avoir publié près de onze ouvrages, tous salués aujourd'hui, Tom Dawson disparaît du paysage. Son goût pour la provocation s'émousse sous les diverses dépendances auxquelles les psychotropes ont soumis son corps. L'envie de se droguer est bien vite supérieure à celle d'écrire, et Dawson remarque avec effroi que la littérature, qui était auparavant toute sa vie, est devenue une étrangère. "
Je ne comprenais plus ce que je lisais. Ça m'énervait tellement que je me suis dis : à quoi bon lire ?, et je n'ai plus ouvert un bouquin. Alors écrire..." De cette époque, l'écrivain garde une image floue, embrumée par l'alcool et la cocaïne. Enfermé chez lui des mois entiers, c'est la concierge de son immeuble qui prend la peine de le nourrir. Pas encore ruiné, il reçoit chez lui la fine fleur des drogués du show-business dans des fêtes qui durent des jours entiers. "
Parfois, avec un peu de lucidité je repensais à Sartoris
, le livre de William Faulkner, et je prenais conscience de cette vague d'auto-destruction qui me submergeait sans que je puisse rien y faire, et je replongeais avec encore plus d'intensité dans l'alcool. Il y a dix ans de ma vie qui ont le goût du gin."
Dawson semble, aujourd'hui, étonné que ce soit fini. "
Quand on est drogué, on a l'impression que tout se ressemble, constate-t-il,
et il n'y a pas de moments forts qui rythment la vie, c'est juste une succession de gris". Tout est mêlé dans un tourbillon d'hommes, de femmes, de fumée, d'alcool et encore d'alcool. Le romancier s'agite sur sa chaise, et n'a visiblement plus envie de continuer. Il fronce les sourcils, nous "
enverrait bien balader", admet-il, mais le sourire qu'il arbore alors que l'on prononce le prénom de "Jessica" montre que le malaise est déjà passé. C'est sa fille qui l'a sauvé, une enfant de cinq ans qui n'a plus que lui et qui "
ne mérite pas un père alcoolique, surtout qu'il n'y a plus de maman pour assurer". La "maman", il ne souhaite pas trop en parler. L'on sait juste qu'elle était jeune, douce, un peu droguée, et que c'est une pneumonie qui l'a emportée, laissant derrière elle cet électrochoc de quatre-vingts centimètres. Tom Dawson n'a pas envie de parler de "
cadeau du ciel, pour un prétendu 'grand écrivain', ça fait un peu trop cliché", mais c'est quand même à elle qu'il doit de s'être secoué : "
Loin d'être un père modèle, j'ai tout simplement eu, à trente-cinq ans, la révélation de ce qu'est le devoir."
Cette paternité fera-t-elle l'objet d'un prochain livre ? Il hausse les épaules. S'il a tenu à revenir sur son parcours dans cette dernière rencontre, Tom Dawson n'a pas pour autant envie de parler du futur. Il est sûr qu'il va écrire, mais ses retrouvailles avec la littérature sont trop récentes et trop intimes pour qu'il cherche à les mettre en mots. S'il publie
La chute, son dernier roman, "
c'est davantage pour tirer un trait sur des fantômes que pour renouer avec [s]a vie d'écrivain" : "
Cette fois ci, le livre procède d'une thérapie plus qu'autre chose, et je ne suis pas sûr que ce soit le rôle de l'écriture..."
confesse-t-il, les paupières plissées. Mais ne veut pas aller plus loin dans l'exercice critique : que ceux qui l'ont taxé d'auteur de chefs-d'œuvre continuent à parler de son oeuvre et non de sa vie. Le voilà juste revenu pour mieux repartir. Mais désormais ce sera loin, loin de la scène publique.