Inception : le crime rêvé
Dans 1984, Orwell parlait de "crime de la pensée". Avec Inception, Christopher Nolan fait de la subjectivité ultime, le rêve, la plus parfaite arme du crime. A partir d'une idée simple - s'infiltrer dans les rêves d'un autre pour aller dérober ce que son inconscient recèle de plus précieux - le réalisateur plonge ses héros dans une spirale étourdissante à la recherche de la réalité et d'un bonheur perdu, et revisite le film de gangsters. Sa sortie en DVD en décembre est l'occasion d'analyser les enjeux narratifs et de genre posés par ce tourbillon onirique qui a marqué l'année 2010, versant SF.
Avant d'être un film de science-fiction fondé sur un principe technologique qui n'existe pas (encore ?), un "novum" selon la terminologie du critique Darko Suvin,
Inception est avant tout un bon vieux film de gangsters. En prenant la forme d'une petite boîte à rêves, la science-fiction n'y sera qu'un adjuvant qui va renouveler le genre, déguiser ses tropes bientôt centenaires et tendre de nouveaux pièges narratifs à un spectateur prêt à se laisser tromper - pour son plus grand plaisir. Le schéma connu du film de gangster (récit policier centré sur un ou plusieurs criminel(s)) se voit alors doublé d’une "distanciation cognitive", autre expression de Darko Suvin, propre à la science-fiction. Le "novum" est un facteur d'altérité qui rend le monde du récit différent de celui du spectateur. Mais l'attitude globale des personnages consiste à tenir cet univers pour logique, explicable et normal. Le principe, qui suscite d'abord des interrogations chez le spectateur, est finalement accepté comme étant constitutif de l'univers narratif. L'objet science-fictionnel lui-même fond les deux genres : la mallette qui sert à plonger les personnages dans leurs rêves est aussi typiquement celle qui permet au gangster de transporter l'arme du crime.
Le "novum" est l'arme du crime
L'archétype du film centré sur un "crime parfait" est tellement éculé que les réalisateurs contemporains jouent de plus en plus sur des manipulations narratives pour parvenir à piéger le spectateur - brouillage de la chaîne chronologique par différentes ellipses, passages proleptiques ou plus souvent, analeptiques, ou encore, rétention volontaire d'informations, comme dans
Inside Man de Spike Lee. Nolan relève le défi avec
Inception en y ajoutant toutes les subtilités que les genres de l'imaginaire permettent d'envisager. Alors va se jouer, non
pas une confusion de la chaîne logique des événements (même si le film débute sur une analepse de plus de deux heures), mais un brouillage des niveaux de réalité. C'est un principe emprunté au Cyberpunk qui plonge ses héros dans des mondes virtuels.
En plus de reposer sur différents niveaux de rêves mis en abyme, le film comporte trois fils diégétiques. Le premier est le récit d'un casse qui sert à mettre en place le monde, les protagonistes et le principe science-fictionnel d'imbrication des rêves permettant de tromper le rêveur pour lui soutirer des informations. Le deuxième récit est celui du "casse de trop" qui risque bien d'être le dernier. Péché de gourmandise. Ourlant ces deux histoires qui se suivent chronologiquement, celle, plus intime, du héros file l'écheveau d'un amour malheureux et délétère qui sied à tout destin de gangster. Le début du film enchaîne des séquences que le spectateur peine à lier logiquement et qui ne s'éclairciront que petit à petit. La toute première scène met face à face un Cobb sauvé des eaux et un vieux Japonais énigmatique terré au milieu de son palais. Sans guère de transition, dans ce même palais, le héros tente de forcer le coffre d'un Japonais bien plus jeune. Le premier coup sert autant à poser les adjuvants (le fidèle Arthur) que les opposants (la traditionnelle femme fatale arborant une robe noire décolletée, un verre toujours vide à la main ; femme que le héros semble convoiter autant que craindre). Dans ce premier récit, le crime échoue à cause d'une double figure du traître : la mystérieuse Mal et le collecteur d'informations.
Malgré la constance du casting,
l'absence de linéarité des trois premiers moments (le palais du vieux Japonais, le palais du jeune Japonais, une chambre secrète dans une ville assaillie), non linéarité à la fois temporelle et spatiale, donc, permet d'exposer le principe de l'enchâssement des niveaux de rêve : faire rêver la victime éveillée, puis plonger dans un nouveau rêve le rêveur qu'elle est devenue, tentant par-là même d'endormir ses soupçons. Le Japonais découvre la duperie, la mission échoue. Tout le monde se réveille dans un train et s'égaye dans la nature. Chacun pour soi, comme au bon vieux temps. Mais, premier renversement, ce récit doublement piégé avait une visée didactique pour le spectateur, et avait également valeur de test pour le héros. Le spectateur a compris le principe d'enchâssement, le héros se voit confier une nouvelle et véritable mission par sa précédente victime : une "inception". Le prochain casse ne consistera plus seulement à aller dérober quelque secret psychologique mais à aller implanter une idée au plus profond des rêves de la nouvelle victime afin qu'elle germe et porte ses fruit dans la réalité, la faisant alors changer de comportement. La mission confiée par le Japonais Saito n'a pour but unique que de faire s'effondrer un empire économique et préserver une saine concurrence.
Le film de gangster est une catégorie du film policier centré sur le destin d'un héros, un criminel qui tient le premier rôle. Autour de lui, ce dernier regroupe les meilleurs spécialistes pour fomenter ses coups : le cerveau s'entoure d'un faussaire capable de forger n'importe quelle identité, d'un chimiste qui peut anesthésier les victimes comme les criminels, d'un collecteur d'informations, d'une spécialiste en architecture et d'un homme à tout faire, qui se trouve ironiquement être le commanditaire. Empruntant à nouveau à la SF,
Inception utilise ensuite l'arrivée de nouveaux personnages et leurs spécialisations propres pour distiller plus subtilement le didactisme au fur et à mesure des dialogues. Comme à la vieille époque du Fordisme (que critiquaient déjà les tous premiers films de gangsters), l'atomisation des tâches et leur incarnation éclatent le sens global que le spectateur aura à reconstruire progressivement. Ainsi, Yusef, le chimiste, apprend à tous dans le feu de l'action que la mort d'un membre du gang en plein rêve ne lui permettra pas de se réveiller dans la vraie vie. Ou encore, le collecteur d'informations, Arthur, apprend à Ariane la magie de
l'architecture paradoxale. De même, les scènes de réflexion collective au sein de l'entrepôt parisien sont autant de moyens didactiques avant tout destinés au spectateur qui lui, par exemple, a besoin de comprendre l'utilité du "choc", là où vraisemblablement l'équipe le sait déjà. Ariane, dernière équipière recrutée, est un support idéal et sa formation accélérée dans les rues de Paris est tout autant celle du spectateur.
"Downward is the only way forward"
Le film de gangster est urbain. Mais le criminel moderne voyage. De Kyoto à Mombasa, en passant par Paris, le rêve va pousser les personnages à s'enfoncer dans les rues de Los Angeles, dans les couloirs d'un hôtel prestigieux ou encore dans la ville rêvée des limbes qui juxtapose des ruines et des immeubles modernes à une vieille maison d'enfance. Le gangster est habile dans sa jungle urbaine, tantôt filmée par une caméra subjective, tantôt vue de haut pour en accentuer le caractère labyrinthique. Le cadre citadin est fidèlement respecté, comme l'avait déjà fait Ridley Scott dans
Blade Runner. Mais la ville n'est pas statique et le genre prise le mouvement pour le mouvement : poursuites à pieds dans une Mombasa qui semble se rétrécir à en coincer Cobb entre ses murs, fusillades épiques dans un entrepôt de Los Angeles, multiples poursuites en voiture ou motoneige, cavalcades et bagarres dans d'étroits couloirs d'hôtel viennent redoubler le suspense des différents niveaux de rêves qui s'ajoutent et se redoublent : la chute de la voiture du premier niveau de rêve, l'impossible chute de l'ascenseur du deuxième niveau, la mort de la cible du cambriolage dans le troisième, l'avenir de Cobb dans les limbes, après la chute d'Ariane et de Fisher. Les poursuites horizontales sont doublées d'un suspense vertical.
Car le film de gangster est avant tout l'histoire d'une ascension contrariée ; celle d'une chute, donc. La ville n'est pas que le labyrinthe d'Ariane vu de haut. Elle n'est pas que l'horizontalité des courses poursuites. Elle mime avant toute chose le destin du héros. Ou du moins, ses aspirations. Cobb et son équipe s'enfoncent au son de l'entêtante bande originale d'Hans Zimmer. Le crime a lieu dans les airs, à bord d'un avion qui relie Los Angeles à Sydney - crime qui fut d'ailleurs échafaudé à bord de l'hélicoptère de Saito. Puis tout s'effondre.
L'équipe tombe à travers quatre niveaux de rêves. Et pour revenir, elle doit paradoxalement tomber dans un fleuve, faire une chute en ascenseur, tomber d'une falaise pour éviter une avalanche, et enfin, se jeter d’un immeuble. A chacun sa chute. Tout se finit pour Cobb au niveau zéro, celui de la mer. De là, toute l'ascension est à refaire s'il veut réussir le crime parfait : faire chuter tout un monopole économique.
Léo et les rêves
La verticalité de ce monde est difficile à contrarier. Cobb n'a su empêcher la chute mortelle de sa femme. Ariane s'amuse à replier Paris, ce qui cause sa mort, le temps d'un cauchemar. L'ascenseur qui doit permettre le réveil au deuxième niveau du rêve perd toute gravité. Quant à remonter des limbes, nul ne sait comment Cobb a pu y parvenir. C'est donc avec toute l'architecture du genre que s'amuse le réalisateur. Il en contrarie la pesanteur aussi facilement qu'Arthur crée un escalier infini. Le seul marqueur de réalité qu'il laisse aux spectateurs comme à ses personnages est l'eau. Elle marque le niveau zéro de la mer des limbes ou de la rivière du premier niveau, constitue la surface des verres remplis qui se met à trembler ou à pencher à la moindre menace d'un quelconque inconscient - ou qui permet de droguer la future victime -, ou cette eau tombe encore en pluie battante ou se cristallise en neige aux niveaux inférieurs. Les rêves sont fluides, l'eau leur offre une solution de continuité tout autant qu'elle sert à réveiller les dormeurs. Mais le verre du fantôme de Mal reste vide et n'a plus qu'à se casser, sonnant l'anormalité.
Inception est un récit contemporain qui met en scène la quête d'une origine dans un pays de simulacres, la quête de la réalité au pays des rêves. Quelle est la vraie réalité ? Cobb est-il bien réveillé ou toujours plongé dans les méandres de sa vie rêvée ? Sa toupie va-t-elle tomber dans le dernier plan ? Comme le dé d'Arthur, les totems sont pipés. Au plus profond de ce qui semble être la plus probable réalité, dans une cave de Mombasa où le chimiste fait montre de son art, Cobb a beau tenter de se réveiller d'un rêve collectif particulièrement puissant en s'aspergeant le visage, il est interrompu
au moment de lancer sa toupie - toupie qui, par ailleurs, n'est pas la sienne mais celle de Mal. Il a enfreint la toute première règle en adoptant le totem d'un autre et a ensuite échoué à en faire le test à un moment crucial. La toupie va-t-elle tomber ? Cobb va-t-il réussir à unir à nouveau sa famille dans la réalité ?
Inception est un film de gangsters, et par définition, son héros qui prise le maintien désespéré des idéaux passés incarne l'échec du rêve américain et tombe toujours à la fin. C'est un marginal condamné avant même d'avoir commencé.
Inception est un film de gangster noble qui prise, non pas la fortune ni la gloire éternelle, mais tout simplement une vie familiale heureuse. C'est donc là le plus grand trésor que recèlent tous les coffres qu'il faudra forcer dans le film, le secret de l'inconscient que Cobb, le héros, comme Fisher, sa victime, vont finir par violer : une famille réunie, une preuve d'amour paternel vues par un père et un fils du même âge. Cela n'est donc possible qu'en rêve. Originellement, le film de gangsters sondait les méandres du rêve américain mis en péril par les successives catastrophes économiques (Prohibition, crise de 1929...).
Inception, à son tour, rêve d'un casse du siècle impossible qui permettrait de reconstruire une famille heureuse et de faire renaître une saine compétition économique. L'histoire américaine est une boucle, un paradoxe irréductible fait d'ascensions problématiques et de chutes enchâssées. Un vertige.