Pierre Bordage : "Les romanciers sont dépassés par leurs personnages"
"On ne peut pas choisir un style, on a tous une musique intérieure. Et j'ai eu beau chercher, fouiller, dévier, je reviens toujours à ce que je suis : une sorte de janséniste du style, concède Pierre Bordage. Mon écriture a un côté extrêmement symétrique, qui vient de ma formation - quatre ans de petit séminaire - et de mon amour pour le latin." Plusieurs dizaines de romans portent aujourd'hui la signature de l'écrivain, né en 1955, figure emblématique de la science-fiction française contemporaine et également président du festival des Utopiales à Nantes. Il lui aura pourtant fallu dix ans pour que son premier roman, Les Guerriers du silence, dont l'on peut contempler aujourd'hui le manuscrit autographe dans l'exposition Science et Fiction à la Cité des sciences, trouve un éditeur. Rencontre avec un vendéen explorateur des terres science-fictionnelles.
"
Puis ils s'engagèrent dans un sentier qui serpentait entre les mamelons herbus du terrain vague séparant les immeubles en ruine des premiers quartiers de Point-Rouge Ville. Ils s'enfoncèrent dans le coeur des tenèbres que la clarté blafarde de l'astre de nuit Psaumé, "l'Oeil des Rêves", ne parvenait pas à égratigner : elle se contentait d'ourler d'une frange ténue les échines arrondies des lointaines dunes du bord du désert. Une fraîcheur piquante chassait peu à peu la tiédeur du crépuscule. Ils cheminaient en silence, attentifs aux bruits de la nuit, comme s'ils craignaient qu'une bande rivale ne leur tombe dessus et ne vienne dérober leur trésor." (
Les Guerriers du Silence, chapitre VII)
L'écriture de Pierre Bordage est riche, féconde, luxuriante. Sa voix est celle d'un conteur qui fait figure de guide, immergeant dans un univers où les êtres de papier ont une force de vie saisissante. Et c'est peut-être sa qualité première : "
L'écriture est une expérience, qui nous emmène là où l'on n'avait pas prévu d'aller", résume-t-il. Selon ses propres dires, sa pratique d'écrivain est duale. Le travail en est sans conteste un élément fondamental. Discipliné, il écrit, écrit, encore et toujours, ce qui explique le nombre colossal de romans et nouvelles à son actif. Et pourtant, Pierre Bordage n'est pas un écrivain de structures. Il ne prévoit rien, ne construit pas de plans, ne fait pas de fiches et laisse aller son écriture là où elle le mène. On peine à le croire en lisant des oeuvres aussi volumineuses et complexes que sa première trilogie
Les Guerriers du silence (1993),
Terra Mater (1994) et
La Citadelle d'Hyponéros (1995), foisonnants de personnages et de lieux, alternant les points de vue, sur des centaines de pages. Et pourtant, il insiste : "
Je prends seulement des notes en cours d'écriture, par exemple les noms des personnages, pour éviter les erreurs". Erreurs qui arrivent pourtant malgré les relectures, remarque-t-il avec amusement : "
Par exemple pour Terra Mater
, un lecteur m'a écrit 'votre personnage nommé Moscou est mort au chapitre 17 et au chapitre 19 il continue de se battre, sauriez-vous m'expliquer pourquoi ?
' Personne ne l'avait vu. On a corrigé ça mais cette version là, la première, est collector."
Il se dit "scriptural" plutôt que "structural", selon la terminologie de Francis Berthelot. "
Si je fais un plan, des fiches, une structure, je vais dessécher le livre, ça ne m'intéressera pas parce que j'ai besoin, en tant qu'auteur, d'être surpris comme un lecteur. Parfois, cela me fait un peu peur mais je vais m'en servir quand même. J'ai de véritables crises de confiance. Quand on n'a pas de structure, on n'est soutenu par rien. On est dans le noir, après 350 pages, il faut aller jusqu'à 500, 600. On n'a plus la lumière de l'entrée et il n'y a pas la lumière de la sortie. On se dit que ce qu'on a écrit est nul. Il faut reprendre confiance en ce qui se passe. Une fois cette crise passée, tout se remet en place". La persévérance est essentielle. "
Je n'ai jamais abandonné un livre en cours d'écriture", déclare celui qui se pense comme un "
fonctionnaire de l'écriture", qui s'assoit à sa table de travail et écrit tous les jours de 9 heures à 19 heures, dix pages par jour en moyenne, prenant dès lors cinq à six mois pour écrire un roman. Une discipline héritée de son travail sur la série des
Rohel, "
parce qu'il fallait produire beaucoup et vite". La réécriture, le travail du style est fondamental puisqu'il cherche "
la transparence", ne pas faire voir les vagues mais trouver l'harmonie musicale de la phrase : "
Au moment de la relecture des épreuves, j'ai une relecture purement musicale. J'essaie uniquement de repérer les fausses notes dans la mélodie qu'est le livre."
Touche-à-tout
"
Je suis un imposteur, poursuit l'écrivain avec un sourire.
Je ne suis pas l'auteur de mes livres : mon boulot, c’est d'accueillir l'histoire qui passe à travers moi." Et ce sont surtout les personnages qui le guident, ont une vie indépendante, sont le regard à travers lequel Pierre Bordage explore le monde fictif. "
Par exemple, le personnage de Long-shu Pae, dans Les Guerriers du silence
, est mort alors que je ne m'y attendais pas du tout. Les romanciers sont dépassés par leurs personnages, ils ramènent des choses complètement incontrôlables, qu'ils n'auraient pas soupçonné. J'ai joué là-dessus de manière forte dans Abzalon
: je suis parti avec le personnage le plus noir, le plus monstrueux et je voulais travailler sur la rédemption. Si l'on juge, on n'est pas romancier : le romancier va chercher les choses, les rapporte à la surface et les propose". Toutes les expériences l'intéressent, et son travail d'écrivain semble en perpétuel mouvement. Il explore la littérature jeunesse, passe du thriller très contemporain avec la
Trilogie des Prophéties au roman historique et de fantasy avec
L'Enjomineur (2004-2006), et a également travaillé sur un projet de pièce de théâtre de science-fiction, présenté en 2009 au Festival des Utopiales.Curieux, Pierre Bordage nourrit des intérêts divers qui se manifestent dans ces oeuvres empreintes de références multiples et de citations. Il a même, récemment, préfacé un ouvrage de référence sur le rock progressif. S'il déclare maintenant avoir besoin pour écrire du décalage imaginaire que propose la science-fiction, il n'est pourtant pas tombé dans le chaudron étant petit.
Il découvre le genre lors de sa première année à l'université en Lettres modernes, dans un cours de littérature comparée consacré à la science-fiction de l'âge d'or. Au programme :
Les Chroniques martiennes de Ray Bradbury,
Demain les chiens de Clifford Simak,
Shambleau de Catherine Moore et
Abattoir 5 de Kurt Vonnegut. Dès les premiers mots des C
hroniques martiennes, il expérimente "
un saut qui donne le vertige", ce qu'il recherchera ensuite constamment dans ses lectures et son écriture. Il retrouve dans cet enivrement les sensations que lui procuraient les mythologies qui le passionnaient dans son enfance. "
Le mythe de Gilgamesh, par exemple, est un mythe de l'immortalité. Or il s'agit de l'un des sujets majeurs de la science-fiction. La SF est une littérature qui s'interroge sur l'être humain avec les connaissances qui sont apparues après la révolution industrielle parce qu'il y avait besoin d'une redéfinition. Elle a pour fonction d'émerveiller mais aussi d'interroger à la fois le monde contemporain et des problèmes plus fondamentaux sur l'humain."
Spiritualité contre religion
Au coeur de son oeuvre, un élément primordial : la spiritualité. "
Je parle beaucoup de religion. J'ai fait quatre ans de séminaire, ça marque. Une grande partie de ce que j'écris est une interrogation sur la spiritualité". Dans son enfance, Bordage est sujet à des expériences de type mystique et ses parents, vendéens et catholiques, décident de l'envoyer au petit séminaire pour qu'il devienne prêtre. Mais l'endoctrinement le rebute et il s'en éloigne définitivement : "
Je suis sorti totalement dégoûté par la religion. Je ressentais, quand j'étais enfant, ce sentiment grisant de liberté et on voulait briser cet élan pour faire de moi un vecteur de dogmes." Son voyage en Inde en 1975 nourrit aussi sa recherche spirituelle : "
Il y avait, dit-il,
une sorte de mystique dans l'air qui me rappelait ce que j'avais expérimenté." Pour Pierre Bordage, la spiritualité signifie se libérer de tous les conditionnements, de tous les dogmes. Il n'adhère à aucune religion mais s'inscrit dans une quête continue. Influencé par les pensées extrême-orientales comme le taoïsme ou le bouddhisme mais aussi par la mystique soufie, son oeuvre met souvent en scène des quêtes initiatiques et spirituelles autour de ces thèmes.
Ainsi dans
l'Evangile du Serpent se demande-t-il ce qui adviendrait si un nouveau Christ apparaissait à l'époque contemporaine et comment son enseignement serait interprété. Et dans
l'Ange de l'Abîme, un livre qui lui a été inspiré par les événements du 11 septembre 2001, il réfléchit aux équilibres du monde et à la place de la religion dans
nos sociétés : que se passera-t-il si l'on persévère dans cette idée d'axe du mal ? "
J'essaie de voir la différence entre spiritualité - un chemin vers la liberté totale - et la religion, qui est l’appartenance à un ordre social, dominant souvent. Le dogme crée une violence entre ce que l'on voudrait être et ce que l'on est vraiment. Or, il faut, je crois, essayer de comprendre ce que l'on est, un être humain, et l'accepter." Pour Pierre Bordage, "
la religion est une idéologie qui nous éloigne de l'humain, ce qui crée un abîme de souffrance et donc des violences." Comme ses personnages, l'écrivain s'investit dans une quête perpétuelle, cherchant à se libérer des systèmes de pensées, hors des sentiers battus.
"Il se laissait alors couler sans retenue dans le temple du silence intérieur, atteignait la nef, l'immense carrefour où se croisaient toutes ses routes, anciennes et nouvelles, passées et futures. Là, il s'aventurait dans l'une de ces innombrables voies d'accès qui conduisaient aux sources inexplorées de profondeurs de son âme, découvrait des aspects méconnus, cachés, de ce labyrinthe aux multiples couloirs, aux multiples salles qui composaient son individualité." (Les Guerriers du Silence, chapitre XXII)