LE RÉALISATEUR ISRAËLIEN Nir Bergman poursuit avec My Kid (2020) son travail d’enquête sur la famille en tant que lieu de construction – et d’expérimentation – d’une identité sociale susceptible d’opposer une résistance au monde extérieur. Cette fois-ci c’est l’histoire d’un père aux prises avec l’autisme de son fils qui fournit le prétexte pour une réflexion dont les enjeux dépassent largement le cadre référentiel des épisodes relatés pour aborder des questions qui touchent à l’universel : est-ce éthique de choisir la facilité lorsque cela peut mettre en péril le bonheur d’une personne qu’on aime ? Est-ce acceptable de sacrifier son propre bonheur pour se rendre disponible à l’autre ? Y a-t-il une solution de compromis quand il s’agit de préserver l’existence de quelqu’un ? – Par Guido Furci
– Variations et fugues
NIR BERGMAN EST L’UN DES CRÉATEURS de la série BeTipul, En thérapie, qui a donné lieu à un nombre considérable d’adaptations cinématographiques et théâtrales depuis sa diffusion à la télévision israélienne en 2005. Parmi ses films les plus connus figurent La Grammaire intérieure (2010) – librement inspiré du Livre de la Grammaire intérieure de David Grossman, paru en 1991 – et Broken Wings (2002), redécouvert récemment à l’occasion de festivals et de rétrospectives, grâce au succès international obtenu par Bergman ces dernières années. L’un des fils conducteurs de la production de ce réalisateur pour le moins atypique est le désarroi dont on peut faire l’expérience lorsque l’on cherche à sauver quelqu’un : au fond, la quasi-totalité de ses narrations porte sur la notion de responsabilité – individuelle et collective – vis-à-vis d’un tiers, dont les difficultés à vivre viennent perturber l’équilibre d’un microcosme, souvent périmétré par l’espace domestique.
SES PERSONNAGES ONT TENDANCE à se définir les uns en fonction des autres : leurs parcours semblent être indissociables d’un réseau d’échanges qui finit par déterminer, non seulement le sens de la trajectoire de chacun, mais aussi le discours dont celle-ci peut faire l’objet. Sur le plan formel, dans la plupart des films de Bergman le recours à un montage elliptique, l’utilisation d’une bande son qui scande la succession des unités sémantiques autour desquelles s’articule le récit et l’emploi d’images d’archive – séquences empruntées à d’autres documents audiovisuels, photos d’époque ou tirées d’albums de famille – contribuent à dynamiser l’avancée d’histoires où les variations chromatiques et de rythmes jouent un rôle très important dans la dialectique qui se met en place entre dedans et dehors, lieux intimes et espace public.
– Au nom du père…
C’EST CE QUI RESSORT, une fois de plus, de My Kid : dans ce road movie où tout le monde s’agite, mais personne ne bouge – en tout cas pas autant qu’il ou elle le voudrait –, Aaron s’enfuit avec Uri afin de le protéger – et/ou de ne pas le perdre. Père dévoué – et fusionnel – et en désaccord avec son ex-femme, Aaron – Shai Avivi – considère que son fils n’est pas encore prêt à aller s’installer dans un centre d’accueil et d’accompagnement pour jeunes adultes avec des besoins spécifiques. Fan de Charlie Chaplin – dont il regarde en boucle The Kid –, affecté par une forme assez sévère d’autisme, Uri – Noah Imber –, quant à lui, cherche à savoir jusqu’à quel point il est en mesure de se penser en l’absence de ses parents, et de son père en particulier, qu’il suit partout et qui semble le comprendre mieux que tout autre.
SI, EN DÉPIT DES DIFFICULTÉS, certaines choses fonctionnent bien dans un quotidien en quelque sorte « suspendu », détaché du reste, c’est en dehors de la bulle au sein de laquelle Aaron et Uri se sont réfugiés que tout se complique et demande à être formulé différemment. Si, dans une relation « à deux », aussi originale soit-elle, l’on parvient à mettre de l’ordre même quand cette entreprise peut paraître vouée à l’échec, il n’en va pas de même dès que les interlocuteurs et les interactions se multiplient, au-delà du contexte rassurant et monolithique de la maison. La trame est simple à résumer : deux personnages et ceux qui les aiment – ou qui se retrouvent à vouloir les aider par un concours de circonstances – cherchent des solutions : pour finir, tous réalisent qu’ils peuvent se laisser surprendre par la vie, sans forcément devoir se défendre d’elle.
– … et du fils
OUI, ET CE N’EST TOUTEFOIS PAS parce que le film ne bascule jamais véritablement dans le tragique que cette éventualité n’est pas prise en compte. En effet, si My Kid flirte sans cesse avec le registre du drame, sans jamais véritablement y adhérer, c’est pour mieux se servir du hors-champ comme d’un moyen par le biais duquel évoquer la plausibilité de dénouements diégétiques alternatifs et plus sombres que celui qui a finalement été retenu dans le scénario. C’est une manière de suggérer que le bonheur est possible, jusqu’à preuve du contraire ; que dans le « tout peut bien se terminer, malgré tout » le sens du « malgré tout » mérite d’être creusé, quitte à lui accorder beaucoup plus d’importance que ce qu’on voudrait. Dans l’un des dialogues les plus incisifs du film, Aaron souligne, non sans provocation, qu’il ne cherche pas la simplicité, autrement dit que ses comportements sont motivés exclusivement par ce qu’il considère bénéfique – voire nécessaire – pour son fils, et non par ce qui pourrait s’avérer pratique pour lui et pour son ex-femme en tant que parents, ou en tant que couple.
OR, CETTE RÉPLIQUE POURRAIT RÉSUMER ce qui traverse le long métrage dans son intégralité : une prise de conscience du fait que n’importe quelle décision est déterminée autant par les contingences que par la subjectivité des individus qui en sont à l’origine. Dans l’univers de Bergman, ici comme ailleurs, le fait de choisir ou de ne pas choisir la simplicité semble, in fine, en dire plus sur la psychologie de quelqu’un que sur la justesse de sa démarche. De fait, même les décisions les plus « nobles » peuvent cacher une forme de fragilité coupable : et si Aaron avait plus besoin de Nuri que Nuri d’Aaron ? Et si le détachement présumé de la mère était indispensable dans la réalisation de ce « parcours d’apprentissage » que l’enfant risquerait de ne pas pouvoir accomplir en l’absence d’un abandon ? Et si, contre toute attente, le Kid du titre n’était pas le fils, mais le père ?
LOIN DE RÉPONDRE CLAIREMENT à ces questions, Nir Bergman, comme d’habitude, les adresse plutôt au spectateur. Il se peut, comme cela a été le cas dans le passé, que quelques ébauches de réponses se trouvent dans les autres films du réalisateur – ou dans ses projets à venir. L’œuvre de Bergman est une mosaïque où chaque morceau acquiert un certain niveau de lisibilité en fonction du tout auquel il appartient. On pourrait en dire de même de ses personnages : au fur et à mesure que l’on avance dans l’exploration du travail de Bergman, l’on peut avoir l’impression qu’ils sont chacun le portrait rêvé d’un autre.