Rodin sens dessus dessous
Alors que sa célébrité donne l'illusion de n'avoir plus rien à découvrir de lui, le sculpteur français Auguste Rodin (1840-1917) surprend encore par un pan de son travail longtemps minoré, celui des arts décoratifs. Conservateur du patrimoine au musée Rodin, François Blanchetière a réuni cent cinquante œuvres, la plupart exposées pour la première fois, pour l'exposition Corps et décors, à voir jusqu'au 22 août.
Les rives du Lac Léman ont de quoi vouer le promeneur à de bien belles rencontres, surtout si le hasard de ses pas le mène à la majestueuse Sapinière. Bâtie en 1896 pour le baron Joseph Vitta (1860-1942), remarquable esthète de son temps et fidèle mécène d'Auguste Rodin, cette villa abrite quelques chefs d'œuvres des arts décoratifs. Le sculpteur y a laissé une empreinte notable en créant deux bas-reliefs du vestibule, sur le thème des quatre saisons, ainsi que deux jardinières monumentales. Mais ces œuvres viennent surtout démentir une chose : le sculpteur ne réservait pas son talent à la seule sculpture figurative, la sculpture "pure" des salons. Largement associés à une production alimentaire de jeunesse, dans laquelle Rodin se serait engagé à une époque où il n'avait pas le choix, les arts décoratifs ne sont à aucun moment, pour le sculpteur, un art secondaire. Et c'est bien ce renversement de paradigme que François Blanchetière veut illustrer, puisqu'"
il n'y a pas, selon lui
, d'œuvre qui serait strictement décorative et qui n'aurait pas de valeur supplémentaire, comme il n'y a pas non plus d'œuvre dont la valeur serait telle qu'elle ne pourrait pas être décorative… Il faut oublier cette idée d'une hiérarchie".
Corps et décors découpe l'oeuvre de Rodin en quatre temps : la formation, le tournant de la carrière - les années 1880, la commande de la
Porte de l'Enfer (1880) et la collaboration avec la Manufacture de Sèvres -, les mécènes et leurs prestigieuses commandes, puis la fin de carrière et les libertés de création que la renommée acquise autorise. La disposition des œuvres est telle qu'aucune d'elles n'est étouffée par les autres, et permet de découvrir les différentes reprises décoratives d'une même pièce. Car c’est tout l'enjeu de l'exposition : rendre justice aux multiples destins que Rodin aura su donner à ses œuvres.
"Si tu ne réussis pas dans la figure, tâche au moins de t'élever dans l’ornement !"
C'est à peu près en ces termes qu'un ami du jeune Rodin, ayant échoué pour la troisième fois au concours de l'Ecole des beaux-arts, l'encourage à persévérer. Quoiqu'elle déclasse à sa façon l'art décoratif, une telle invitation rappelle d'abord que celui qui sera souvent présenté comme le père de la modernité dans son art n'a pas volé ses heures de gloire. Auguste Rodin est en effet formé plusieurs années à la Petite Ecole, où il apprend le dessin d'après la bosse, soit d'après une figure moulée. La présence de nombreuses esquisses et de croquis témoignent non seulement du travail préparatoire de l'artiste, mais aussi de son goût sincère pour cette forme d'expression. Plusieurs œuvres accompagnées de leur étude sur papier livrent alors un peu de leur mystère. Ainsi de cette
Femme nue debout, une main à l'épaule (v. 1900) annonçant sans doute celle qui sera Eve sur un projet de cheminée monumentale, en fin de carrière, qui n'aboutira pas. Mais Rodin apprend également à dessiner des ornements et les motifs traditionnels de la décoration. Il s'exerce beaucoup à dessiner les enfants, dominants dans l'exposition. Deux maquettes des jardinières de la Sapinière,
Les vendanges et
La moisson (v. 1900), sont à cet égard tout à fait marquantes : précédant la réalisation des jardinières définitives qui seront taillées dans de gros blocs de pierre de l’Estaillade, ces modèles sont eux-mêmes des tirages en plâtre d'une œuvre d'abord modelée par Rodin en terre et à échelle réelle. Atténués dans la pierre, le matériau du plâtre permet des creux très prononcés, animant de vie la ribambelle des poupons joufflus. La forme générale des jardinières évoque quant à elle les sarcophages romains décorés de bas-reliefs, souvenir intact des trésors artistiques découverts par le sculpteur lors d'un long voyage en Italie quinze ans plus tôt.
L'enfant est l'un de ces motifs aimables, hérité des grâces du XVIIIe siècle et cher aux arts décoratifs, qui ne quittera jamais la production de Rodin. Et, par ricochet, le thème du jeu. Le sculpteur travaille sans cesse le moyen de rendre présente la dynamique de cette activité. L'effet est aussi probant avec
l'Idylle d'Ixelles (1884), dont le modèle original en terre cuite date de 1876, qu'avec la
Jeune mère à la grotte, plâtre datant de 1885, figurant une scène de jeu entre une mère et son enfant avec un réalisme émouvant, rendu dans la courbe d'une main ou la proéminence d'une omoplate. Le travail d'un tel sujet sera d'autant plus intéressant pour l'artiste qu'il est nourri de la tradition des ateliers, longtemps fréquentés et des techniques de production des ornemanistes.
Les premières œuvres données à voir rappellent, fort à propos, que la pratique de l'assemblage et de la fragmentation - le fait d'isoler un morceau d'une figure existante pour l'assembler à d'autres - , présentée comme étant le témoignage de la modernité du sculpteur, a des racines tout à fait classiques. Il n'en reste pas moins que Rodin fait très tôt de cette pratique de la déclinaison et de la variation un art d'une profonde originalité. La série en terre cuite des
Amour et des Vénus (1871), demeure le meilleur exemple type de ce procédé. A partir de deux figures de base, un
Amour debout et une
Vénus se coiffant, le jeune sculpteur modifie guirlandes, fleurs, positions de l'enfant, coiffures, de telle sorte que de nouvelles œuvres voient le jour.
Cette technique de réemploi et ce jeu de variations dans la composition, bien que lui ayant d’abord permis de créer de petites séries de sculptures peu coûteuses et promises à une vente immédiate, marquera durablement son œuvre. Pour preuve, la série des
Baigneuses (1898), développée exactement sur ce même principe. François Blanchetière souligne d'ailleurs que si Rodin est d'abord un modeleur - et son premier matériau de prédilection est sans nul doute la terre crue, "
cette matière molle sous les doigts qui répond à toutes les inflexions qu'on lui donne" -, il modèlera de moins en moins à mesure qu'il développera cette technique de l'assemblage. Conduit à travailler de plus en plus sur le plâtre, il fait tirer des épreuves des moules d'ouvrages précédents et fragmente, assemble, retravaille, revenant perpétuellement sur ses œuvres, comme fasciné par le nombre infini de combinaisons et d'usages possibles. Auguste Rodin s'y adonne avec tant de vitalité et d'originalité que l'œuvre connaît le plus souvent une nouvelle vie. Ainsi de la tête de saint Jean-Baptiste montée sur une pierre dure et un médaillon : initialement l'un des éléments de l'angle supérieur droit de la
Porte de l'Enfer, cette sculpture, réduite et coulée dans un bronze argenté, devint un bijou et fut, de fait, portée comme tel. Ce phénomène de transfert, bien qu'il ne soit pas toujours à l'initiative de Rodin lui-même, concerne beaucoup de ses œuvres et puise abondamment dans l'incontournable
Porte de l'Enfer, son œuvre la plus monumentale, commande de l'Etat en 1880 pour le futur musée des Arts décoratifs. Celle-ci deviendra finalement une œuvre autonome et prêtera de nombreux motifs à la production parallèle de Rodin. Celui de la sirène, entre autres, connaîtra plusieurs destins. Bas-relief de la
Porte, il passera sur la façade de la villa du mécène Maurice Fenaille, avant qu'il ne soit décidé d'en faire un plus petit bas-relief en bronze, devenant par là une sorte de tableau, de décoration d’intérieur.
L'exposition regorge de ces multiples reprises, presque toujours des échos de la
Porte de l'Enfer, dont certains fragments sont d'ailleurs présentés. Parti pris heureux, dans la mesure où le gigantisme de l'œuvre finale empêche parfois de pouvoir se confronter aux détails. Qu'il s'agisse du plateau supportant quatre pièces magistrales de la
Porte ou de fragments miniatures, chaque œuvre s'offre immanquablement comme une scène à part entière, à l'instar de la
Fortune suppliée : une jeune femme, suspendue dans le vide, s'agrippe aux jambes d'un homme, personnifiant la Fortune. La retenant à peine de sa jambe gauche, il repousse son visage de son pied droit. Le pathos, manifeste dans cette œuvre, affleure régulièrement dans l'ensemble de la production de l'artiste.
Le corps plutôt que le visage
Bien qu'il ait été l'élève d'Antoine-Louis Barye (1795-1875), réputé pour ses sculptures animalières, Rodin donne peu dans le bestiaire. Si l'on peut voir un
Amour chevauchant une lionne (vers 1877), l'essentiel des créations présentées reste consacré au corps humain, et, qui plus est, au corps humain nu. L'exposition, qui compte presque autant de sujets masculins que de féminins, permet à cet égard de tempérer un poncif fort tenace à l’endroit du sculpteur - qu'il aura lui-même largement contribué à diffuser - qui veut que seul le nu féminin ait eu ses faveurs. François Blanchetière rappelle en substance le véritable oracle qui aura toujours guidé l'artiste : "
l'essentiel c'est d'étudier la nature et de lui être fidèle". Et le commissaire de préciser que sous ce mot de "
nature", c'est bien du corps humain nu dont il s'agit : "
On le voit bien dans les décors qu'il fait, c'est toujours le corps humain qui est ornemental, utilisé dans un sens décoratif." En dessin comme en sculpture, les hommes dominent toutefois dans les premières années de la carrière du sculpteur quand les femmes abondent nettement à son terme. L'influence de Michel-Ange, représentant de "la force et l’ombre", est manifeste dans ses œuvres de jeunesse : le travail de la musculature est omniprésent, y compris chez les femmes, et les poses souvent complexes. Deux atlantes et une cariatide, pièces monumentales d'une façade sur le boulevard Anspach à Bruxuelles (vers 1870), puis le
Piédestal aux Titans (1887) témoignent de l'attrait quasi inépuisable du sculpteur pour les formes rappelant l'art du peintre toscan. Quant à l'ombre, Rodin aime à la saisir à l'aide d'un irrésistible jeu de relief entre des zones en saillie et d'autres en creux. Et, à l'évidence, le corps masculin se prête beaucoup mieux à ce travail. Au tournant des deux siècles, "
Rodin est beaucoup plus sur ce qu’il appelle la demi-teinte, 'l'ombre blonde', il a ce mot-là, poursuit le commissaire.
C'est alors plus la nuance et donc le corps féminin qui l'intéresse."
Ces nuances sont toujours au service d'un même tour stylistique : l'expression d'une figure passera par le corps, par sa pose, par la puissance du modelé, bien plus que par le visage. Non pas que le sculpteur soit malhabile avec eux, loin s'en faut - les bustes de
Suzon, de
Madame Almire Huguet (avant 1875), la
Pleureuse (extraite de la
Porte de l'Enfer), à la grimace marquée de plis si vraisemblables qu'on jurerait à une photographie ou encore cette
Bacchante riant et cette
Faunesse (1888), montrant jusqu'à leurs dents, témoignent assez de réussite. Mais
c'est en faisant du corps le vecteur essentiel de l'expression que Rodin se distingue parmi ses pairs. C'est lui qui portera une certaine idée de puissance, de souffrance, de fatigue, de pathos… Ainsi, l'absence de visages est frappante dans la
Porte de l'Enfer, et François Blanchetière fait remarquer que lorsqu'une face est apparente, elle est le plus souvent tournée, comme c'est le cas du couple d'Adam et Eve. Mais, "
le simple fait que la tête soit baissée est déjà un élément d'expression."
L'inspiration de tous ces corps, Rodin la puise dans une grande variété de sources, mythologique, religieuse, mais aussi poétique, puisqu'il emprunte à Charles Baudelaire et ses
Fleurs du mal cette vision de deux femmes enlacées, couronnant le pilastre droit de sa
Porte de l'Enfer. Mais s'il est une figure qui joua un rôle dont l'exposition ne cache pas l'importance, c'est celle d'Albert-Ernest Carrier-Belleuse, maître tout à la fois admiré et distancé.
Dégradés, matières et échelles
L'entrée de Rodin dans les arts décoratifs correspond très précisément à son arrivée dans l'atelier de Carrier-Belleuse, ornemaniste réputé, héritier du style Renaissance. Le jeune apprenti se plie d'abord à l'esthétique de son maître, dite jolie, gracieuse, parfois facile, produisant alors des bustes de jeunes filles charmantes (
Suzon, 1875), de petits groupes de femmes et d'enfants. Le commissaire indique d'ailleurs que "
quoique Rodin en ait dit plus tard, ce n'est pas forcément quelque chose qui lui déplaisait à l'époque". Parallèlement, il est amené à travailler en collaboration avec d'autres modeleurs sur des projets définis et conçus par Carrier-Belleuse, tel le
Piédestal aux Titans. Puis celui-ci participe malgré lui au tournant de la carrière de son élève : au début des années 1880, Rodin modèle un buste à son effigie en terre cuite patinée, remarquable de proportions et de maturité. L'œuvre est saluée à l'unanimité par la presse en 1882. C'est le premier franc succès de Rodin, après un certain scandale pour
L'Âge d'airain (1877) et quelques reproches pour
Adam (1881).
C'est aussi grâce à Carrier-Belleuse, devenu directeur des travaux d'art à la Manufacture de Sèvres, qu'Auguste Rodin peut entrer dans l'institution et travailler des pièces uniques, essentiellement des vases, dont il réalise les décors. La technique dite de la pâte rapportée - une pâte liquide est apposée au pinceau et permet de créer de très légers reliefs - et le décor par incision offrent libre cours à son désir de sculpter en volume. Une salle entière de l'exposition est consacrée à cette période, dans laquelle tout un mur de dessins préparatoires côtoie les plus grandes réussites de la collaboration du sculpteur avec Sèvres. L'esthétique des pièces demeure largement inspirée des figures en train d'être modelées pour la
Porte de l'Enfer ; ainsi du vase
Saïgon, Les limbes et les Sirènes (1888), dénué de frise, libre de s'offrir comme le support d'une estampe où l'on retrouve un élément du pied droit de la
Porte. Mais l'œuvre majeure du travail de Rodin à la Manufacture reste le
Seau de Pompéi, la Nuit (1882-1883). Sur cette forme simple, le sculpteur propose une iconographie très riche. Encadrés de frises
géométriques, des corps nus d'hommes, de femmes, d'enfants et de créatures fantastiques occupent la panse entière du vase. Evoquant le
Songe d'une nuit d'été de William Shakespeare, le décor est traité comme un bas-relief et le modelé renforcé par les dégradés de bruns.
Explorateur de techniques, Rodin l'est aussi des matières - grès, porcelaine, pâte de verre - et du changement d'échelle. Il entretiendra à la fin de sa carrière des collaborations fructueuses avec les céramistes Edmond Lachenal et Paul Jeanneney. Traduit en grès recouvert d'émail, le buste de Jean d'Aire (
Les Bourgeois de Calais, 1889), d'après la figure en pied, engage un face à face pour le moins intimidant. Avec la même volonté de susciter un regard nouveau, l'exposition propose également des réductions du célèbre
Baiser (1890). La variation des tailles de ces chefs-modèles et la présence des clavettes maintenant leurs parties offrent un contre-point stimulant à l'ensemble de l’exposition. Ravalée au piètre rang de bibelot, la sculpture que l'on croyait connaître montre un nouveau jour.
Corps et décors exacerbe le décloisonnement pratiqué par Rodin lui-même dans son art. La figure monumentale peut être médaillon, miroir à main (
Vénus Astarté, v. 1900), ou presque une fantaisie.