Splendeur, magnificence et tralala
Pour sa nouvelle exposition Baba Bling, consacrée aux signes intérieurs de richesse affectionnés par les Chinois des détroits de Singapour, le musée du Quai Branly a fait venir meubles, bijoux et vêtements bigarrés, apanages luxueux d'une population au carrefour des cultures occidentale, chinoise et malaise. "Nous leur avons vidé leur musée", concède avec un sourire le directeur des collections, Yves Le Fur, à propos du musée Peranakan inauguré récemment à Singapour et qui a prêté sa précieuse collection pour l'exposition qui a lieu à Paris jusqu'au 30 janvier 2011.
Au XVe siècle, la princesse chinoise Hang Li Po (1459-1477), accompagnée d'une délégation de cinq cent personnes, serait venue s'installer dans l'actuelle Singapour pour épouser le Sultan de Malacca. Comme le veut la légende, les Peranakan, désormais installés tout autour du détroit de Malacca jusqu'à la côte Nord de l'île indonésienne de Java, seraient les descendants de cette cour impériale exilée. Mais aucun document historique ne mentionne le nom de la princesse chinoise... C'est pourquoi la réalité aujourd'hui décrite est bien plus prosaïque.
Lieu de passage et de commerce séculier, le détroit de Malacca attire, surtout à partir du XVIIe siècle, de nombreux commerçants chinois qui s'y installent en épousant des femmes malaises. Ce qui explique, notamment, le nom donné ultérieurement par les colons britanniques aux Peranakan de "Chinois des détroits". Malgré leur union avec des indigènes et leur effort pour s'intégrer, en apprenant par exemple le malais, les Peranakan ne renieront jamais leur origine chinoise. Ceux qu'on appelle aussi "baba" - "né ici", pour souligner l'appartenance autochtone - ont réussi un exercice de haute-voltige culturelle : pleinement intégrés et pourtant proches de leurs traditions ancestrales, ils ont développé une culture singulière et hybride, à mi-chemin entre la Chine et le sultanat Malais, et enrichie par la colonisation européenne dès le XIXe siècle. La galerie de portraits au coeur de l'exposition du musée du Quai Branly témoigne de leur évolution sociale : de part et d'autre du couloir, des portraits individuels de Peranakan
influents ornent les murs et révèlent, au fil des générations, l'occidentalisation croissante des Chinois des détroits, les plus anciens portraits montrant des hommes habillés de la traditionnelle veste de soie chinoise à manches longues (baju lok chuan), les plus récents dépeignant des fonctionnaires britanniques en chemise blanche assortie d'une cravate ou d'un noeud papillon et décorée de divers ordres de mérite décernés par la couronne britannique.
Le mariage des genres s'expose de toutes parts, et la finesse du métissage culinaire en premier lieu. Pâtes, riz et soupes chinoises embrassent galanga (gingembre thaï), citronnelle, sambal (condiment à base de piments) et tamarin malais, se mêlent aux poissons et au porc d'inspiration indonésienne et sont saupoudrés d'épices indiennes. Ces saveurs ravissent le palais mais aussi les yeux, car les mets peranakan sont servis dans une vaisselle sobre au quotidien, fastueuse les jours de fêtes. Le Nouvel An, les mariages, les anniversaires sont autant d'occasions, pour les riches familles peranakan, de servir leurs centaines de pièces de porcelaine chinoise, spécialement fabriquées dans le Sud de l'Empire du milieu pour elles. L'expression "art de la table" prend ici tout son sens : dans les tons rose, vert anis, turquoise se déploie une infinité de motifs comme le phénix - en souvenir de l'impératrice, il fait référence à la maîtresse de maison - les fleurs - la pivoine en particulier, symbole de bonne fortune et de beauté - ou encore le qilin, créature chinoise mythique que l'on associait à la virilité.
Vouloir impressionner n'est pas un principe que les Peranakan réservent à la cuisine : plutôt une maxime devenue un marqueur identitaire fort. Leur spécificité sociale au sein de la communauté de Singapour, au-delà de leur origine ethnique, est l'un des facteurs de cette obsession de l'ostentatoire. Avant l'arrivée des Britanniques, les Peranakan disposent déjà d'une position particulière à Singapour, mais c'est le règne britannique qui leur permet de s'enrichir et de se distinguer progressivement des autres habitants, jusqu'à atteindre son apogée entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe - la plupart des objets exposés au musée du
quai Branly datent précisément de cette période. Mais en 1930 survient la crise économique qui marque leur déclin : "
Beaucoup de Peranakan ayant fait fortune dans le commerce de matières premières (poivre, caoutchouc), l'écroulement des prix mondiaux de matières premières en 1930 a des répercussions importantes sur la communauté peranakan, explique Yves Le Fur.
Cette ruine financière est corroborée par un déclassement politique avec l'occupation japonaise pendant la Seconde Guerre Mondiale. Autoritaires, les Japonais destituent les Peranakan de leur rôle d'intermédiaire traditionnel." Restent donc, aujourd'hui, les objets cumulés au cours d'un demi-siècle de faste ostentatoire.
Car si le titre de l'exposition insiste sur les "signes intérieurs" de richesse, l'apparat est tout aussi primordial. Et les femmes peranakan, appelées "nyonya", ont établi un savoir faire tout particulier en la matière, élevant leur habillement en signe distinctif de la communauté peranakan dans son ensemble, contrairement aux hommes qui ont rapidement adopté le costume occidental sombre. Ainsi portent-elles d'abord une longue tunique (baju bajang) sous laquelle dépasse quelque peu une jupe de batik aux motifs foisonnant allant jusqu'au chevilles (sarong), retenue par une ceinture richement décorée. De coton ou de fibres d'ananas, voire de soie, la baju bajang est fermée par un ensemble de trois broches, le kerosang. D'abord épingle de corsage, celui-ci devient bientôt une institution joaillère : une broche "mère" est encadrée par deux plus petites, rattachées par une chaîne centrale, généralement en or, et incrustées de pierres précieuses. Elles reflètent surtout des sources d'inspiration métissées ; bouquets de fleurs et animaux chinois côtoient étoiles et couronnes d'inspiration européenne, ou flirtent avec des pièces de monnaies américaines. Le kerosang évolue à la fin du XIXe siècle, lorsque les nyonya abandonnent la baju bajang pour une chemise plus courte et plus cintrée (kebaya) certainement venue d'Indonésie où les femmes achetaient leurs tissus de batik. Le rayonnement du kebaya est tel qu'il est repris par le cinéma chinois des années 1950 et 1960 et les créateurs contemporains. Ses coupes épousent avec nonchalance les formes féminines et autorisent des variations infinies : voile transparent, tissu de coton épais, organza sur lesquels se multiplient dragons, langoustines, danseurs de ballet et autres motifs chatoyants. Les chaussures perlées, rehaussées sur talon, sont la touche ultime d'une modernité clinquante ; témoins, les mules rouges où Mickey décoche un clin d'oeil à Betty Boop.
A plusieurs titres, c'est la cérémonie du mariage, sur douze jours, qui porte à son paroxysme la culture peranakan et sa soif du symbole luxueux. Les mariages sont arrangés, et une entremetteuse engagée pour dénicher la belle fille parfaite, procéder à une vérification des horoscopes respectifs pour constater le bien-fondé de l'union envisagée et finir par une consultation du calendrier lunaire pour fixer la date du mariage. Lors de la célébration de l'union future, tout est prétexte au rituel et au symbolisme. Comme le souligne Yves Le Fur, "
tous les êtres humains s'attachent à des objets pour leur signification symbolique mais les Peranakan avaient un fort penchant pour la superstition, qui se traduisait par une multitude de rituels, notamment l'importance d'éloigner le mauvais oeil."
Les pendentifs ornementaux, souvent en forme de papillons et poissons faits de soie et de coton, brodés de perles, sont accrochés au-dessus du lit nuptial pour garantir la fertilité du couple. Un coq et une poule sont placés sous le lit dans l'espoir de voir sortir en premier un coq, ce qui annoncerait la naissance d'un garçon.
La fastueuse cérémonie du mariage, rythmée par des allers et venus entre les deux familles, laisse entrevoir un autre élément sacré pour les Peranakan, auquel ils accordent une importance sans pareille mesure : leur habitat. D'architecture apparemment simple, puisque les maisons sont étroites mais longues, avec des pièces qui s'enchaînent en enfilade, le foyer peranakan est un lieu complexe où le rituel prend une dimension spatiale marquée. Et la progression d'une pièce à l'autre est à l'image de la relation qui unit le visiteur à la famille. Le hall d'entrée est ainsi un lieu ouvert à tous ; suit la pièce réservée à l'autel de la divinité protectrice de la famille, puis le hall des cendres dédié au culte des ancêtres, et la salle à manger, dernière pièce avant "l'estomac" de la maison, la cuisine, où seuls les amis les plus proches et les membres de la famille peuvent se rendre. L'utilité de chaque pièce détermine le mobilier qui doit s'y trouver. Des meubles somptueux et imposants, mêlant modernité occidentale et tradition chinoise, décorent ainsi le hall d'entrée : des fauteuils en bois d'ébène incrustés de nacre pour dessiner des motifs d'animaux et de plantes porte-bonheur resplendissent de chaque côté d'une commode sur laquelle trône un miroir venu de Venise.
Bien que tournés vers l'avenir avec l'adoption de quelques coutumes taoïstes, les Peranakan restent solidement ancrés dans la religion confucianiste respectueuse des ancêtres, estimant que les personnes, une fois mortes, poursuivent leur vie dans l'au-delà. Aussi est-il important, si l'on souhaite assurer la protection
de ses ancêtres, de veiller au bien-être des anciens en leur faisant des offrandes, qu'elles soient matérielles, à l'instar d'aliments, ou symboliques lorsque l'on fait brûler des faux billets, des maisons ou voitures en papier. Les ancêtres sont consultés à l'aide d'instruments de divination (pak puey) lancés en l'air trois fois lors de décisions importantes, mais aussi vénérés quotidiennement par le biais de l'autel des ancêtres, le tok sembayang. Constitués de pièces en bois ornés de dorures ou d'incrustations de nacre et richement décorés de symboles divers, les autels sont composés d'une table haute allongée devant laquelle est placée une seconde table basse et carrée. Les Peranakan ont également fini par intégrer des éléments occidentaux dans leurs rituels mystiques chinois. Nombreuses sont les familles peranakan qui se convertissent au catholicisme au début du XXe siècle pour avoir le droit d'envoyer leurs enfants aux écoles coloniales. Dans un coin de l'exposition surgit ainsi un autel mural catholique, véritable feu d'artifice religieux : alors que le teck, les ornements nacrés, les décors traditionnels chinois tels que le dragon semblent être mis à l'honneur, cet autel est tout entier voué à la Sainte famille dont un portrait occupe le centre du mobilier et à qui une série d'ampoules électrifiées conféraient, de son temps (1928), une auréole lumineuse. Bling bling !