Les Ballets russes,
la révolution permanente
En cette année culturelle France-Russie, le Centre National de la Danse, à Pantin, et l’Opéra de Paris, associé à la Bibliothèque nationale de France, mettent à l'honneur une création historique conjointe : la troupe des ballets russes de Serge Diaghilev (1872 - 1929) qui, en vingt ans seulement, a durablement marqué l'esthétique de la danse et de l'art moderne. La troupe joua sa première saison en 1909, au Théâtre du Châtelet de Paris. Un siècle plus tard, deux expositions lui rendent hommage : au CND de Pantin (jusqu'au 10 avril) et à la Bibliothèque-Musée de l'Opéra Garnier (jusqu'au 23 mai).
Issue du corps de ballet du théâtre Mariinsky - anciennement appelé le Kirov - situé à Saint-Pétersbourg, la troupe donne dix-neuf saisons exceptionnelles à Paris, jusqu'à la mort de son créateur en 1929. Le succès est immédiat, et ne se dément pas au fil des deux décennies. Pourtant, si les ballets russes constituent une révolution scénographique et chorégraphique, ils n’étaient plus guère joués depuis une vingtaine d’années en France. Peur de se confronter au mythe ? Charme trop suranné de ces créations d'une autre époque ? L'année France-Russie est l'occasion, pour le ballet de l'Opéra de Paris, de représenter l'hiver dernier, et avec succès, les meilleures productions artistiques de l'équipe réunie par Serge Diaghilev, prouvant que l'éclat des Ballets russes ne s'est pas terni. En écho aux planches, l'Opéra de Paris accueille une rétrospective classiquement intitulée
Les Ballets russes, avec l'aide de la BnF, alors que le Centre National de la Danse s'attache davantage, par son exposition essentiellement filmographique
Dans le sillage des Ballets russes (1929-1959), à l'héritage de la troupe.
Initiant un véritable renouveau du ballet classique grâce à des chorégraphes comme Michel Fokine, Vaslav Nijinski, Léonide Massine ou George Balanchine, les Ballets russes jouent sur la profusion des décors et des costumes de scène. L'explosion sonore et visuelle offre une plongée dans un nouvel orientalisme, revisité par Diaghilev et ses artistes. En effet, si la Russie a l'image, à l'époque, d'un pays arriéré et sauvage, l'avènement de ses ballets la célèbre, comme le prouvent les coupures de presse exposées par la BnF dans la bibliothèque-musée de l'Opéra Garnier. Mais c'est surtout grâce au talent d'entrepreneur et d'agent artistique de Diaghilev que l'on doit la rapide ascension de la troupe. L'exposition s’ouvre donc logiquement sur la figure de ce "
mécène sans argent" ainsi qu'il aime à se qualifier, génie publicitaire avant l'heure. Symbolisé par les quelques objets personnels conservés par l'opéra - parmi lesquels son haut de forme et ses jumelles -, il est le personnage central des ballets russes : volontiers tyrannique envers sa troupe, tout en étant généreux et paternaliste, et impitoyable avec ses amants, comme le montre sa liaison tumultueuse avec l'un de ses plus talentueux danseurs, Vaslav Nijinski (1889-1950), qu'il congédie deux fois avant que ce dernier ne sombre dans la folie.
Diaghilev esquisse une vision de l'art toute personnelle dans son journal
Le monde de l'art, revue qu'il avait fondée en Russie dans sa jeunesse : il met en avant la scénographie, les costumes, les décors autant que le talent des danseurs. Appliquant la théorie de l'art total au ballet, il s'associe avec des peintres contemporains pour la création des décors et des costumes, à l'instar de Henri Matisse, Georges Braque ou encore Juan Miro. Des collections de
l'Opéra de Paris ont ainsi été sortis les costumes colorés et le grand cheval articulé aux formes quasi-cubistes créés par Picasso pour
Parade, un opéra moderne et plein de fantaisie (1917, musique d'Erik Satie, poème de Jean Cocteau). Une importante collection d'esquisses et de lettres rappellent aussi les œuvres de Léon Bakst (1866-1924) et d’Alexandre Benois (1870-1960), tous deux chefs décorateurs principaux au temps des premières saisons. Ces documents ont d’ailleurs permis de reconstituer, pour être jouées cet hiver, deux de leurs créations majeures : le ballet
Petrouchka (1911, musique de Igor Stravinsky et chorégraphie de Michel Fokine) qui réutilise l’imaginaire russe bien connu d'Alexandre Benois, et
Le spectre de la rose (1911, musique de Carl Maria von Weber, ballet de Michel Fokine), allégorie romantique du flirt et de la jeunesse, créé par Léon Bakst.
L'attention portée à la scénographie trouve son sens dans la mise en valeur du talent des danseurs-chorégraphes, à l'instar de Vaslav Nijinski, sans conteste le véritable instigateur de cette révolution. La danse classique de l'époque plaçait la ballerine au centre de la chorégraphie ; désormais, en réinventant les chorégraphies contemporaines en s'inspirant notamment du théâtre antique grec, le danseur revient au centre de
la scène. Dans
L’Après-midi d’un Faune (1912, musique de Claude Debussy, décors et costumes de Léon Bakst), Nijinski adopte une danse expressive aux mouvements arrêtés, se déplaçant en latéral, mimant les attitudes, à l'inverse des pratiques de la danse classique fondée sur la suggestion, le saut et l'occupation large de la scène. La représentation fait scandale, notamment par le geste érotique et obscène du faune à la fin du ballet. Une partie des panneaux de l'exposition du Centre national de la Danse est consacrée à la figure de ce danseur, photographies d'époque à l'appui, à sa relation complexe avec Diaghilev et son destin tragique. Les films qui ponctuent l'exposition inscrivent la pérennité de son oeuvre ; incarnant l'esprit des ballets russes, ses créations sont revisitées dès 1930 et
L’Après-midi d’un Faune demeure l'une des œuvres les plus jouées par les danseurs modernes.
D'autres grands chorégraphes, comme Léonide Massine et Michel Fokine, s'épanouissent au travers d'une créativité foisonnante, et enrichissent sans cesse leur pratique en se nourrissant de leurs multiples voyages à travers le monde. George Balanchine, dans la même lignée, en poursuit l'héritage jusqu'aux États-Unis. D'Espagne, les chorégraphes russes rapportent ainsi
Le Tricorne (1919, ballet de Léonide Massine, musique de Manuel de Falla, décors et costumes de Pablo Picasso). Pourtant, étrange paradoxe, il est un pays où la troupe ne peut jouer : la Russie. Déjà sous l'empire des Romanov, Diaghilev est surveillé et peu apprécié ; avec l'avènement de la Russie communiste, la compagnie s'exile. Un siècle après la création des ballets russes, la troupe et ses œuvres demeurent méconnus dans leur patrie d’origine.
L'exposition du Centre National de la Danse interroge ce paradoxe, à travers les témoignages de danseurs tels que Serge Lifar (1905-1986) ou Rudolf Noureev (1938-1993). Ce dernier, souvent comparé pour son génie à Nijinski, sait lui aussi replacer l'homme au cœur des chorégraphies de Petipa qu'il revisite dans la deuxième partie de sa carrière. Des films d'époque montrent les performances de la génération montante d'après-guerre, dansant
L’Oiseau de feu (1910, ballet de Michel Fokine, musique d'Igor Stravinski, costumes de Léon Bakst) ou
Le Sacre du Printemps (1913, ballet de Vaslav Nijinski, musique d'Igor Stravinski, décors et costumes de Nicolas Roerich) deux œuvres majeures des ballets russes. Serge Diaghilev meurt à Venise en 1929 et la dissolution des Ballets russes est prononcée par son collaborateur et amant Serge Lifar qui prendra par la suite la direction du ballet de l'opéra de Paris. Mais le geste inexorable vers la modernité est amorcé.