Horreur sublime
Cent une images et un film pour conter une fable érotique en treize chapitres, parsemée d'hommages et de références aux surréalistes et aux chefs-d'œuvre de l'histoire de l'art. Jusqu'au 11 juillet, la photographe Bettina Rheims et l'écrivain Serge Bramly présentent l'expo-fiction Rose, c'est Paris à la Bibliothèque nationale de France, site Richelieu.
Réputée pour ses images voyeuristes et controversées de prostituées, trans et nus féminins, Bettina Rheims s'est consacrée à la photographie tardivement, à l'âge de 26 ans. En 1978, son premier projet dépeint sa rencontre avec des strip-teaseuses, photographies publiées deux ans plus tard dans le magazine de Nicole Wisniak,
Egoiste. Mais il faudra attendre deux décennies pour la reconnaissance internationale, avec le projet
I.N.R.I. (1998-2000), qui suscite une très vive polémique : à l'heure de la préparation du jubilée catholique de l'an 2000, elle met en scène la vie de Jésus à l'époque contemporaine… Outre ses créations artistiques,
Bettina Rheims réalise de nombreuses photographies de mode et immortalise les plus belles femmes. Beaucoup de ces clichés ont aujourd’hui le statut d'icône : Charlotte Rampling, la main glissée dans son chemisier, qui laisse dévoiler le haut de son sein (1985) ; Monica Bellucci vêtue d’une robe en cuir rouge, mangeant sensuellement des pates au Ketchup (1995) ; Kristin Scott Thomas, en résilles, enlevant sa perruque blonde (2002)... En 1995, Rheims est la seconde femme à devenir photographe officiel d'un Président de la République, précédée par Gisèle Freund, appelée en 1981 par François Mitterrand. Elle immortalise Jacques Chirac dans le parc de l’Elysée, cassant ainsi la tradition du chef d'Etat posant dans la bibliothèque du Palais. En 2007, la Maison Chanel lui confit la campagne publicitaire de son rouge à lèvres culte "Le Rouge". Images sensuelles et suggestives, mouvements lascifs, ce spot publicitaire préfigure sa série
Just like a woman (2008).
Son nouveau travail,
Rose, c’est Paris, est une combinaison des deux facettes de l'artiste : la photographe provocatrice et l'artiste portraitiste. Ces tableaux photographiques, exclusivement en noir et blanc, mettent en scène une centaine de modèles célèbres (Monica Bellucci, Naomi Campbell, Anthony Delon, Valérie Lemercier, Charlotte Rampling…) et anonymes. Des femmes, pratiquement que des femmes, très souvent dénudées, sujet de prédilection de la photographe. Avec pour écrin, une histoire : une jeune femme au nom mystérieux, B., "jouée" par la danseuse flamande Inge Van Bruystegem, cherche désespérément dans Paris sa sœur jumelle Rose. A-t-elle disparue, a-t-elle été enlevée, est-elle morte ? B. se transforme alors en une Fantômas au féminin pour retrouver Rose, se déguisant et se métamorphosant au fil des instantanés, tantôt en tricoteuse japonaise, tantôt en accordéoniste aveugle. Elle écume les endroits fréquentés par sa sœur, rencontre et côtoie les personnages qui auraient la moindre information sur la disparition de son double. L'intrigue avance avec la rencontre de personnages clefs, la découverte d’indices, des meurtres qui s'accumulent… et les treize chapitres de l'exposition peuvent ainsi être lus comme des épisodes d'un roman-feuilleton de l'entre-deux-guerres.
Mêlant film érotique, photographie de mode et monographie artistique, ce projet à quatre mains marque la septième collaboration entre Bettina Rheims et Serge Bramly, après
Chambre close (1992),
Animal (1994),
INRI (1998),
X’Mas (2000),
Shanghai (2003) et
Just like a woman (2008). Jusqu'alors, l'écrivain ne faisait que rédiger les textes. Pour ce projet, il a suivi Bettina Rheims avec une caméra, pendant les séances de photographie. Bien plus qu'un documentaire ou un
making-of - la photographe n’est jamais dans le champ, on ne voit pas les coulisses du projet -, le film de Serge Bramly est un véritable miroir au travail de Bettina Rheims, une réelle mise en vie des clichés. Le moyen métrage est projeté en continu dans l'exposition sur trois écrans ;
la voix de B. rythme donc le parcours. Et la scénographie de l'exposition, labyrinthique, participe de ce sentiment de perdition dans un espace mâtiné d'onirisme, où seule la voix de B., à la recherche de Rose, guide nos pas.
Au détour des cloisons qui forment ce dédale en noir et blanc, trois hommages se dessinent. En premier lieu, à la Ville de Paris, personnage à part entière : l'unique salle d'exposition prend des allures de mini-capitale, recelant des sites les plus célèbres de la ville-lumière, et les mâtinant de mystère. Bettina Rheims détourne les lieux pour les transformer en hôpital psychiatrique - les magasins vides de la Bibliothèque Nationale - ou en scènes de crimes - les sous-sols du Palais de justice et les canaux souterrains du Canal Saint-Martin. D'autres, comme le musée de la Vie romantique ou l'Observatoire de Paris, mettent en scène les rêves de Rose ou l'espoir de B., cherchant désespérément sa sœur au travers d'un télescope. La visite se poursuit avec le Sacré Cœur, la Tour Eiffel, le Palais de Justice, le Palais Royal, le métro parisien… comme un panorama onirique.
Avec
Rose, c'est Paris, Bettina Rheims rend également hommage à son père, l'académicien et commissaire-priseur Maurice Rheims (1910-2006). Celui-ci est d'ailleurs présent au travers de la photographie
L'Immortel - Place du Calvaire, où Virgile Bramly, fils de la photographe et de l'écrivain, porte le costume et l'épée d'académicien de son grand-père. Homme des Arts et des Lettres, Maurice Rheims a transmis à sa fille la passion de l'histoire de l'art ; et les références aux chefs-d’œuvre de la peinture, dans l'exposition, sont légion. La photographe féminise ainsi
L'Homme au casque d'or (1650) de Rembrandt (1606-1669) avec sa
Fille au casque d’or - musée de la Vie romantique. Elle dramatise
La Jeune fille pleurant son oiseau mort (1759) de Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) : l'adolescente, qui pleure son compagnon, semble s'éteindre ici dans l'éternel avec lui (
La Mort de l’oiseau - musée de la Vie romantique).
La Liberté guidant le peuple (1831) d'Eugène Delacroix (1798-1863) ne marche plus sur des cadavres mais sur des pavés retournés et des pneus enflammés (
Demain, la liberté - Palais de Tokyo), rappelant les scènes d'émeutes médiatisées à outrance de 2005.
De son père, ami d'André Breton (1896-1966), Marcel Duchamp (1887-1968), Man Ray (1890-1976) et Salvador Dali (1904-1989), Bettina Rheims a gardé un profond attachement au Surréalisme.
Rose, c'est Paris est donc aussi, surtout, une révérence au mouvement des années 1920-1930. Les cent une photographies sont pétries de clins d'oeil à ces artistes, ainsi qu'à l’amoralité des romans de Fantômas du début du XXe siècle, héros de la Belle Epoque, "
Maître de tout et de tous" et "
Génie du crime", source d’inspiration pour Breton et ses
consorts.
Elle l'appelle Papa (Résidence Azzedine Alaïa) représente ainsi Naomi Campbell en pleine séance de psychanalyse, écho à l'écriture automatique théorisée par André Breton -
Les champs magnétiques, 1919. Le mannequin, alanguie sur un canapé, partage ses rêves avec un médecin, qui les dépose sur un cahier, l'écrit permettant dans un second temps l'analyse des associations entre le monde réel et sensible. Plus loin,
Notre-Dame des roses (Palais Royal) utilise le principe de l'inversion chère à René Magritte (1898-1967) : s'inspirant de la toile
La Philosophie dans le boudoir (1947), le mannequin porte une robe-bustier, qui laisse ses seins offerts au regard. Quant à
Tenue de gala (Le Meurice), elle est un écho évident à la muse de Dali (
lire notre article à ce sujet). Dans la sculpture
Le Buste de femme - Rétrospectif (1933), la femme porte la même forme de chapeau que Monica Bellucci sur la photographie.
Mais s'il est l'ombre d'un artiste qui plane plus fort encore sur ce Paris onirique, ce semble être celle de Marcel Duchamp, présent dès le titre de l'exposition. La Rose de Bettina Rheims serait l'héritière du personnage de "Rrose Sélavy", créé par Duchamp en 1920, nom qu'il utilisa par la suite comme pseudonyme. Man Ray l'immortalisera ainsi déguisé en travesti avec son objectif l'année suivante. De même, la célèbre
Joconde (1503) de Léonard de Vinci (1452-1519) devient pour Bettina Rheims
La Joconde du métro. Le paysage brumeux est remplacé par un décor urbain flou, une rame de métro. La femme est également recouverte d'un voile noir transparent, mais laisse apparaître son sein droit. Elle n'a pas ici "chaud au cul" mais au torse, référence au détournement de l'icône par Marcel Duchamp, qui l'avait pastichée d’une moustache et renommée
L.H.O.O.Q en 1919 (à lire phonétiquement). Dans la version de
Rose, c'est Paris, c'est de tatouages sur les épaules que la photographe l'affuble. Enfin, la photographie du critique d'art et écrivain Philippe Dagen, jouant aux échecs, rappelle la passion de Duchamp pour ce sport cérébral. Le roman-feuilleton, au gré des instantanés, se mue en cascade de clins d'oeil, parodies et révérences à ces fantômes surréalistes et au Paris des années 1930. B. peut être rassurée : le spectre de Rose est en bonne compagnie.