Les dessous de la couleur
Des échanges intensifs, quelques visites fortuites et une vive correspondance transatlantique ont finalement donné lieu à une exposition inédite : jusqu'au 30 janvier 2011, le Statens Museum for Kunst de Copenhague expose quarante tableaux de l'Américain Bob Dylan. Inspirées par ses nombreux séjours au Brésil, ces grandes toiles aux couleurs chaudes révèlent une facette encore peu connue de celui qui s'est d'abord fait connaître pour ses textes et sa musique.
Artiste protéiforme, le célèbre auteur-compositeur Bob Dylan lâche donc la plume et explore, à coups de pinceau, la huitième puissance mondiale, dont l'économie émergente célébrée par la presse internationale est éclipsée ici par la vision d'un pays rural et encore gangréné par la pauvreté.
The Brazil Series met en scène un monde à part et consacre le talent pictural de Bob Dylan, né en 1941 et qui n'a jamais cessé de s'engager dans de nouvelles voies : musicien, auteur de ses textes de chansons, il s'est fait connaître dans les années 1960 lors des révoltes aux Etats-Unis contre la guerre au Vietnam. Régulièrement cité pour un possible prix Nobel de littérature, Bob Dylan est célébré autant comme poète que réalisateur. Sa peinture n'est pourtant pas un passe-temps ou une simple transposition de ses chansons sur des toiles. Comme le souligne le commissaire de l'exposition Kasper Monrad, les œuvres sont abordées comme entités en soi, et non comme des mises en image de ses textes : "
Si j'avais pu exprimer la même chose en chanson, j'aurais écrit une chanson à la place", tranche l'artiste. Ne pas chercher de fil conducteur dans l'oeuvre hybride de Dylan, donc, et se laisser emporter dans un carnet de voyage au Brésil écrit en couleurs.
Mango Swamp (2009) plonge ainsi le regard dans un labyrinthe de racines, branches et feuilles variant du marron au vert bleuté. Ses tons sombres, ses traits de pinceaux inconstants et indéterminés, ses contrastes et rappels sont autant de techniques pour charger le cadre d'un narratif visuel qui n'est pas sans rappeler le travail d'un Henri Matisse. Si ses toiles sont méconnues du grand public, c'est pourtant dès 1974 que Bob Dylan est initié à l'art du pinceau, sous la houlette du peintre Norman Raeben qui lui permet, comme l'indique l'artiste d'origine russe dans ses mémoires, de connecter son regard à sa main. Fasciné par l'effet qu'une scène suscite en lui et surtout par le souvenir teinté d'émotion, Dylan travaille à rendre sa peinture sensible, voire physiquement engageante. Il suffirait
de tendre la main pour enfoncer sa fourchette dans le plat de spaghetti que le couple élégant du tableau
The Eaters enfourne goulûment. La proximité avec le motif est telle qu'on ne peut apercevoir entièrement le visage de l'homme qui, la bouche ouverte, prête à accueillir une nouvelle portion de pâtes, semble nous dévisager en retour. "
Bob Dylan ne se préoccupe pas d'établir une vision objective du Brésil, il peint tout simplement ce qui l"intéresse, lui, explique Kasper Monrad
. C'est pourquoi la scène The Eaters
prend place dans un lieu de divertissement traditionnel. La femme porte une robe bustier noire et une grande fleur rouge orne son chignon, tandis que son compagnon, en smoking et arborant une moustache considérée désormais comme démodée, se détache de colonnades anciennes. Alors que la société brésilienne compte de plus en plus de lieux de divertissement américains, Bob Dylan a préféré aller voir un salon de danse."
Il en va de même pour
Favela Villa Candido : alors que les favelas brésiliennes concentrent activités criminelles, corruption et habitats insalubres, la scène peinte par Dylan pourrait rappeler une toile de Paul Cézanne : les constructions collées les unes aux autres sont peintes dans des tons pastels, dessinant un lieu de vie paisible, sans présence humaine. Une vision douceureuse d'une réalité sordide ? Kasper Monrad précise :
"
Bob Dylan aimait se lever tôt pour arpenter les environs de son hôtel, et il a certainement vu cette scène à cinq heures du matin. Naturellement, il aurait pu revenir plus tard dans la journée, pour plus d’authenticité, mais ce n’est pas ce qui le préoccupait." C'est bien
le Brésil de Bob Dylan qui se déploie sur quarante tableaux, lui qui ne se voit pas en documentariste, mais simple témoin de scènes dont il ne se soucie pas de savoir si elles sont révélatrices d'un pays dans son ensemble. Le travail de la couleur est central dans cet effort de rendu
subjectif recherché par Dylan. Dans
Boxing Gym, la pâle lumière bleutée, parsemée de touches pourpres qui pénètrent par la lucarne dans le coin rencontre les reflets jaune et vert des habits du boxeur en position de repli, prêt à plonger son poing dans l'obscur néant devant lui. Les multiples couches de couleurs permettent de mettre en sourdine certains tons par rapport à d’autres, sans pour autant les annuler complètement. Le mur derrière le boxeur est ainsi peint d'un marron terne mais il laisse transparaître des lueurs beiges plus claires, rappelant le jeu de lumière créé par les rayons de soleil qui traversent la vitre. L'agencement réfléchi des couleurs est d'autant plus astucieux qu'il accentue la tension dramatique de certaines scènes. Alternant échos et contrastes, Bob Dylan donne une dynamique narrative à son œuvre.
La construction précise de
Barber Shop met ainsi l'accent sur la tension qui règne entre les cinq personnages présents. Au premier plan, le propriétaire du salon de coiffure est assis sur une chaise et observe un client en train de se faire couper les cheveux par l'un des employés. Au fond à gauche, une femme jette un regard désapprobateur sur un dernier homme qui est en train d'allumer une cigarette. Un drame se joue dans un seul cadre : "
L'homme au premier plan et la femme sont les propriétaires du salon de coiffure. Le bras droit du père est le jeune homme qui manie les ciseaux et qui fait du bon travail. Tout au contraire du fils debout dans le fond, qui ne désire pas reprendre la boutique de son père, au grand regret de ce dernier", raconte Bob Dylan
. Mais tous ses tableaux ne sont pas aussi réfléchis, comme le constate Kasper Monrad : "
Il s'est aussi contenté, parfois, de suivre son instinct, sans se soucier des diverses associations possibles. Quand je lui ai demandé par exemple si la tête de mort dans Skull and Bones
faisait référence aux tableaux de vanités de la Renaissance, il m'a répondu que non : il avait simplement envie de peindre cet objet à cet endroit-là."
Par espièglerie, Bob Dylan se joue tout autant des stéréotypes. Dans
Grande Arvore Beachfront, une jeune femme drapée d'une longue robe bustier fuchsia et perchée sur des hauts talons se penche sur le capot d'une voiture vraisemblablement en panne ; plus loin, la protagoniste dévêtue de
Bamboo Road tourne le dos
au spectateur pour s'attaquer avec témérité à une paroi de bambou à l'aide d'une épée. "
Bob Dylan aime susciter des attentes, qu'il ne satisfait pas", poursuit le commissaire. Ainsi le titre
Rainforest ne dresse-t-il aucune végétation épaisse, mais une chambre tranquille plongée dans des tons ocres chaleureux, alors que ce qui semble être une jungle se devine derrière le rectangle de la fenêtre.
"Je n'essaye pas de faire des commentaires politiques ou sociaux ou de réaliser la vision de quelqu'un. Tout peut être source d’inspiration pour moi. J'imagine que cela est lié au monde de la folk dans lequel j’ai baigné."
Au fil des toiles surgissent, néanmoins, des détails qui ne trompent pas : les expressions graves qui creusent les visages de l'homme et de la femme au premier plan de
Religious Couple marquent bien l'emprise autoritaire que la religion peut exercer sur la société brésilienne. Tout aussi explicite est le message de
Court Room, où le jeu des regards intense montre la solitude de l'accusé, au profit d'un policier au centre qui regarde fixement le spectateur. Derrière lui, un témoin que l'on devine à charge, puisque non seulement protégé (menacé ?) par un autre policier à ses côtés mais surtout devant subir le regard perçant d'un "
gorille", terme communément employé
au Brésil pour désigner les hommes de main de la mafia. L'issue du procès semble jouée d'avance. Ultime pirouette de l'artiste qui pourtant se réclamait neutre et sans opinion ? Le commissaire esquisse un sourire : "
Bob Dylan peut dire une chose et en penser une autre."