Le charme discret de la céramique
Avec Céramiques d'Edo, quatre siècles de céramique japonaise, le musée Cernuschi dévoile des trésors abrités dans ses réserves depuis des décennies : les céramiques rapportées du Japon par le collectionneur Henri Cernuschi (1821-1896). Une sélection de cent-vingt pièces qui, de la fin du XVIe siècle à nos jours, témoigne de l'extraordinaire diversité de la céramique nippone.
Plus qu'encyclopédique, la visite se veut avant tout sensuelle. Derrière le mot "céramique" se cache une multitude de matières, lisses ou rugueuses, opaques ou brillantes, vernissées ou incrustées, qui appellent la caresse. Le grès du wabicha lié à la préparation du thé, évoque, par son aspect brut et ses formes épurées, l'esprit zen en vogue à la fin du XVIe siècle ; la porcelaine d'Imari, colorée, luisante, s'épanouit en lignes courbes, tandis que le raku, recouvert de ses diverses couches de glaçures, offre au regard une surface bigarrée et changeante.
Chaque pièce propose, en fonction du lieu et de l'époque où elle a été fabriquée, une facette différente de l'art de la céramique, permettant d'envisager l'évolution et la variété des productions. Michel Maucuer, commissaire de l'exposition et conservateur en chef du musée, salue d'ailleurs le "
goût très classique" d'Henri Cernuschi dans la constitution de cette collection qui a le mérite de "
présenter la vie et le goût des Japonais au cours des siècles." Vases, brûle-parfums, boîtes à encens ou pots à thé accompagnent de leurs formes raffinées les pratiques sociales du pays : les grands plats ornent les banquets de l'époque d'Edo (1615-1868), et la préparation du thé infusé, en vogue au XIXe siècle, inspire la création de nouveaux ustensiles comme les réchauds ou les petites théières kyusu. Insolites, les okimono sont des statuettes figuratives, qui apparaissent sous les traits de personnages ou d'animaux assez naïfs, d'une désuétude presque kitsch qui contraste avec l'élégance de la collection. Un groupe de "
rapaces perchés sur des rochers" surveille une famille de tortues gentiment rassemblée. Les occidentaux y voyaient, paraît-il, de ravissants bibelots...
La céramique japonaise est inséparable des influences des pays voisins, et qu'elle s'est appropriées avec un naturel confondant. La Chine, modèle absolu, est omniprésente. Le commissaire de l'exposition rappelle d'ailleurs qu'elle demeure, pour les Japonais, "
le pays de la culture" : canards mandarins, dragons et pivoines ornent à l'envi les céramiques japonaises. La Corée, quant à elle, offre ses décors d'incrustation ou d'engobe, et ses motifs vaporeux de nuées et de grues. L'Empire du soleil levant sait également se tourner vers l'occident et s'en inspirer, pour mieux s'y exporter : certaines pièces sont ainsi créées "
dans le style de Delft "! Et pour satisfaire au goût des occidentaux lors des expositions internationales de Vienne ou de Philadelphie, les céramistes introduisent des dorures dans leurs décors, et des scènes de genre susceptibles de répondre à la vogue du "japonisme".
Vitrines du savoir-faire japonais, les pièces produites à la fin du XIXe siècle sont alors plus spectaculaires, parfois monumentales, comme cette imposante paire de vases de porcelaine bleue de plus d'un mètre de hauteur. Mais le Japon n'en préserve pas moins son identité et ses traditions. La qualité de l'artisanat y est fièrement défendue, et sait s'adapter à la nouveauté des avant-gardes. Le vase de Kiomizu Rokubei, créé à Kyoto en 1953, reprend ainsi le motif séculaire des pruniers en fleurs, tout en le stylisant par des lignes et des couleurs d'une grande modernité.
Fil rouge de cette diversité : la poésie, qui semble imprégner la céramique. La grâce des motifs et des lignes évoque la légèreté des haïkus, où s'exprime le passage du temps, et des saisons. Cerisiers en fleurs et feuilles d'érables à l'automne s'entremêlent sur une théière. Le nom attribué à chaque objet suffit à évoquer les thèmes de prédilection de la poésie japonaise :
bassin à décor de hérons et lotus, sur fond parsemé d'aiguilles de pin,
plat à décor de feuilles de bananier et de papillon sur fond parsemé de chrysanthèmes. Les fleurs sont emportées par le courant, les carpes remontent les cascades, tandis que la poétesse Mako apporte des pêches d'immortalité... Michel Maucuer l'affirme: "
les Japonais considèrent la céramique comme un matériau noble et poétique. Il ne s'agit pas de décors plaqués sur les objets, mais de décors tridimensionnels, qui poussent le spectateur à observer chaque pièce sous toutes ses faces pour en percevoir le relief ". Les motifs végétaux ne se contentent pas d'enrober les surfaces, ils les débordent, et se déversent à l'intérieur des récipients. L'objet n'est pas décoré, il devient lui-même décor : "
Le jeu des artistes japonais avec la création et l'imitation est d'abord un principe d'évocation". Témoin, la pièce préférée du commissaire : un petit pot à alcool dans la pâte duquel l'artiste, une poétesse du nom de Otagaki Rengetsu, a gravé ses poèmes. C'est alors la poésie qui s'incruste, au sens propre, dans la matière.