Après le Ready Made (prêt à l’emploi), le "Do It Yourself" ("Faites-le vous-même"). Do It Yourself est le titre d’une exposition présentée par le sculpteur contemporain Damian Ortega à l’ICA (Institute of Contemporary Art) de Boston jusqu'au 18 janvier. C'est la première fois que le créateur fait retour sur son oeuvre.
"
Faites-le vous-même", pour Ortega, c’est d’abord user d'objets du quotidien, qui, décontextualisés et assemblés par d'étranges affinités, proposent de nouvelles formes et de nouvelles significations. Un serpent de plusieurs mètres est disposé au sol dans la salle principale, en zigzag entre des sculptures plus monumentales. Il est composé de pièces de 1 cent, atteignant la valeur de cent dollars. Son titre ?
One Hundred Dollar Diet. L’auteur a patiemment mis de côté, y compris à force de privations (diet) cette somme. Les petites pièces, peu utilisées aux Etats-Unis, sont en général considérées comme embarrassantes ; elles trouvent ici un nouvel usage, et le sculpteur nous montre qu’en assemblant des petites choses, on parvient à en faire de grandes – et pas seulement en termes de valeur numéraire. Sous verre,
Tortillas Construction Module, une des plus anciennes pièces d’Ortega présentées ici, est un volume régulier fait de tortillas encastrées : l'addition de formes rondes constitue un cube. Cette oeuvre rappelle aussi les origines mexicaines du sculpteur, et la vie quotidienne à Mexico. L'expansion de la sculpture serait, selon la notice, toujours possible, à partir de la simple addition du même élément matériel de base, comme un langage formé des mêmes unités essentielles. Pourtant, le choix arrêté du cube semble contradictoire avec l'effet de "possible expansion" revendiquée.
L'une des oeuvres les plus marquantes de l'exposition, toujours dans un souci d'amener le consommateur à "faire lui-même", est une page du manuel de la Coccinelle... grandeur nature. Dans ces carnets distribués avec l'engin, où la voiture du peuple était représentée techniquement, en modèle écarté, chaque
composant et chaque partie étaient ainsi rendus visibles. Le but premier : permettre à Monsieur Tout-le-monde de réparer lui-même sa Coccinelle en cas de pépin. Pratique. Mais ici, il s'agit d’exposer dans l'espace le dynamisme inhérent à l'objet de consommation lui-même. La technologie échappe à la fonctionnalité. Le volume sculptural ainsi obtenu intéresse par le croisement de l'arrondi supérieur de la carrosserie et de l'alignement latéral des essieux, pneus, roues et chambres à air, qui fournissent des échappées contradictoires aux lignes de l’ensemble. Cette forme étrange rappelle
Moby Dick, une des deux autres sculptures de la
Beetle Trilogy que cette
Cosmic Thing représente ici.
Le jeu de la sculpture avec l'équilibre est une autre constante du travail de sculpteur d’Ortega. La salle présente plusieurs assemblages de chaises et de tables. Ici, au contraire des pièces et des tortillas, les chaises ne sont les mêmes qu’en apparence. Liés entre eux par des cordes, entassés ou adossés, les éléments de mobilier quotidien n’atteignent pas, à première vue, le but recherché. Faussement symétriques, ces oeuvres n’en apparaissent pas moins d’une grande stabilité, et là encore, on a du mal à les voir en expansion. Pourtant, si l'on y regarde de plus près, on perçoit mieux la tension des cordes épaisses et le dynamisme des sculptures. A cette problématique de l'équilibre, il faut rattacher la sculpture considérée comme la plus emblématique,
Movimiento en falso (Estabilidad y crecimiento económico), ("Faux mouvement (Stabilité et Croissance Economique)"). A nouveau, une pile d’objets identiques, trois barils superposés, mais qui ne sont en contact que par une surface minimale, et pour cause: Ils sont en déséquilibre évident. Déséquilibre qui est un leurre artistique, puisque la ligne de gravité passe exactement par les points de contact, mais qui fonctionne parfaitement bien. Le tout donne une impression violente d’expansion, de spirale ascendante, à laquelle contribue aussi la forme cylindrique des objets et la forme circulaire de la base en bois. Le titre, en explicitant et en allégorisant l’oeuvre, nous éloigne, nous semble-t-il, à tort de l’intérêt esthétique de l’oeuvre.
C’est sans doute une des caractéristiques de l'oeuvre d'Ortega - qui a aussi été satiriste - de puiser dans la société de consommation, pour la dépeindre et la critiquer. Avec cela, vient la convocation de références historiques qui s'insèrent dans les formes biscornues tirées du quotidien. Témoin, ces bouteilles de Coca-cola, dont le verre a été déformé, comprimé, tordu. Dans cet ensemble de petites sculptures, l’objet a subi des contraintes et des transformations méthodiques et sériées, et garde la trace sensible de la force qui s'en est emparée. Image d’une possession sadique, la bouteille métamorphosée aboutit en même temps à des formes inédites ou plus classiques, dont certaines rappellent crûment les publicités associant la forme de la bouteille de soda au corps féminin. Dans une salle obscure,
Nueve tipos de terreno (Neuf types de Terrains) se constitue de neuf projections simultanées, en 16 mm, de courts métrages filmant des chutes en dominos de lignes de briques. Ces neuf types de terrain proviennent d'un traité chinois sur l'art de la guerre - les façons de déployer une armée - et la prise a été effectuée sur les terrains vagues autrefois occupés par le mur de Berlin. Ici comme ailleurs, les oeuvres convoquent un arrière-plan historique riche et multiple, et travaillent sur l'idée de séquençage, à la fois celui de la bobine et celui des briques en dégringolade synchronisée. Pourtant, l'ensemble, un peu trop discursif, fait penser à un bon travail d'étudiant en art.
Les idées sont souvent bonnes et bien traitées dans l’ensemble ; mais alors, d'où vient ce sentiment de sérénité, de stabilité, voire de banalité et d’ennui devant les oeuvres? Peut-être ce dynamisme interne revendiqué par l’artiste est-il trop sculptural, trop interne, ce déséquilibre trop manifestement équilibré pour être convaincant, et ce discours trop explicité. La réflexivité est en effet omniprésente, et chaque oeuvre semble poser encore et toujours la même question du Ready-Made ou du Do-It-Yourself, répéter le même discours sur le réassemblage d’objets quotidiens et la mise en abîme du travail d’artiste. Malgré ce sentiment de "trop soigné" dont on ne peut se défaire, il faut reconnaître que les explications données cherchent davantage à ouvrir sur un ailleurs que le Musée, sur la "vraie vie" de l’oeuvre d’art, qu’à conceptualiser à tout va.
Et puis, au détour d'une salle, une belle
surprise : des cubes d’acier chromé miroitants exposés dans une petite galerie vitrée donnant sur la baie de Boston. Peut-être que la beauté de l'oeuvre nous touche, précisément, parce que seul un fragment de l’oeuvre complète est ici présenté. Le dynamisme n’est ni dans la forme, ni dans le discours, mais dans une sereine incomplétude des pièces, tombées là comme par hasard, et pourtant parfaitement à leur place, ouvertes, grâce au contexte et aux surfaces réfléchissantes, sur l’espace qui les entoure. Espace qui n'est ni convoqué, ni cité, ni expliqué, mais simplement présent. Et cette présence, bien mieux qu'une trop explicite allégorie, nous parle de la démarche même de l’artiste. Juxtaposer, pour décrire le quotidien, à la fois dans ses possibles significations sociologiques ou esthétiques, mais aussi dans son miroitement pur. Comme l'art d'Ortega, le quotidien se révèle ainsi comme un composé des choses les plus triviales et qui, si nous prenons le temps de les regarder, comme nous y invite l’artiste, peuvent être aussi, telles quelles et dans leur juxtaposition même, les plus belles. L'oeil ainsi formé, qui dissèque pour réassembler, nous montre, dans ce va-et-vient de la ressemblante différence, l’heureux babil du monde.