Monstres & merveilles
Si la magnificence et la galanterie de la cour française n'ont jamais paru avec tant d'éclat qu'aux XVIIe et XVIIIe siècles, les secrets de ces fastes sont habituellement moins connus. À l'occasion du tricentenaire de la mort du peintre et décorateur de Louis XIV Jean Berain (1640-1711), et pour célébrer la mise en ligne des recueils de l'administration des Menus Plaisirs, destinée à organiser les plaisirs du Roi, les Archives Nationales à Paris exposent jusqu'au 24 avril plus de cent trente oeuvres graphiques, dessins préparatoires, croquis, maquettes et tableaux dévoilant la genèse des grands divertissements rythmant autrefois la vie des grands mais aussi des plus humbles, venus, le temps d'une soirée, admirer les fêtes de Versailles ou de Paris : représentations théâtrales, opéras, ballets, carrousel et feux d'artifice... sans oublier les pompes funèbres.
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Ce sont là des projets d'atelier, dont une bonne partie n'a pas été réalisée", prévient d'emblée le co-commissaire de l'exposition Jérôme de la Gorce, directeur de recherche au CNRS et auteur de l'inventaire des recueils des Menus Plaisirs. Ces esquisses en deux ou trois dimensions restent néanmoins, par leur multiplicité et leur diversité, témoins de l'inventivité sans limite et de la recherche continuelle des artisans et artistes attachés au service des divertissements royaux, et ce à tous les niveaux. Dans les costumes par exemple, comme en témoigne un habit de scène inspiré de ceux de guerriers à l'Antique en velours, soie et broderies, qui rappelle combien, à l'époque, la France est devenue spécialiste en la matière. À côté, l'inventaire après décès d'Antoine Angélique Levesque (1709-1767), garde magasin des Menus Plaisirs, fait la liste, sur plusieurs pages, des innombrables fausses pierreries qui peuvent garnir ce type de costume pour éblouir les spectateurs, le temps d'un ballet ou d'un opéra.
Fastes. Tissus, broderies, passementeries et décorations se doivent de déployer sans cesse un luxe d'invention : qu'il s'agisse du projet de la main de Jean Berain pour un personnage de
Vent Froid, doté d'ailes de papillon (1681), d'un croquis préparatoire du même auteur pour le dieu Pan, dont le vêtement semble tissé de feuillages et de roseaux (1681), ou du dessin d'Henri Gissey (1621-1673) pour un costume d'Égyptienne, où l'artiste imagine un ample jupon semé de broderies aux motifs rouges et blancs, aux manches bouffantes et au corset ajusté, l'imagination semble
sans fin. Elle se manifeste tout autant dans les décors de théâtre, à travers les maquettes, "
véritable fil rouge de l’exposition" comme le souligne Pierre Jugie, conservateur en chef à la Section ancienne des Archives nationales, autre commissaire de l'exposition. Présentant des décors en enfilades, intérieur de château, de palais ou de tentes guerrières, faites de cartons peints à la gouache, souvent enrichies de paillettes d'or et d'argent, elles laissent imaginer la splendeur des décors véritables lors des opéras, des tragédies ou des ballets, divertissements tout particulièrement appréciés de la cour à l'époque.
Et il est un autre domaine où l'inventivité est saluée : la préparation des pompes funèbres des souverains et autres représentants illustres des maisons royales. La pièce tendue de velours noir - cadre propice et solennel - qui accueille cette dernière partie de l'exposition montre des dessins préparatoires où l'éclat des cierges présents par centaines dans les églises se mêle aux vapeurs des cassolettes qui laissent échapper l'encens autour des cercueils, mise en scène sublime et angoissante de la mort, ultimes instants de la comédie humaine qui se doit, bien sûr, de rejoindre la perfection scénographique pour un roi ou une princesse qui joue son dernier acte à Notre-Dame de Paris ou Saint-Denis.
L'imagination et le raffinement ne
s'arrêtent à aucun détail, et chaque accessoire semble minutieusement étudié dans de longues séries de dessins préparatoires, croquis et plans. Il s'agit alors de souligner la puissance du souverain capable de donner des fêtes si fastueuses. Ainsi de cet imposant
Projet d'embarcation pour le grand canal d'Henri Gissey (vers 1670), une barque faite de monstres marins entrelacés, aux mufles monstrueux, le corps parsemés d'écailles où peuvent prendre place, adossés aux nageoires, les participants de la fête prêts à voguer sur les eaux de Versailles. Ou encore de ce
Projet pour un guéridon supportant des tambours (Jean Berain, vers 1700), conçu pour la reprise de la tragédie de Lully
Cadmus et Hermione, créée en 1673 : la base est formée de feuilles d'acanthe stylisées, en volutes, le sommet d'une tige de palmier surmontée de plumes, tandis que des tambours occupent le milieu. Ils devaient être frappés par des troupes de danseurs déguisés en "Africains" lors du spectacle pour rythmer la scène, joignant de cette façon le pragmatique au splendide. "
Le personnel requis pour les menus plaisirs était particulièrement nombreux, des artisans aux couturières, tous capables de réaliser rapidement les éléments prévus pour les spectacles", rappelle Jerôme de La Gorce. Il faut pouvoir justement réaliser costumes et décors dans le temps imparti. Rien n'est laissé au hasard, tout doit concourir à susciter le plaisir et l'éblouissement des spectateurs, même à travers de simples accessoires. La magnificence du roi doit être sans limite.
Coulisses. Les esquisses et plans exposés aux Archives nationales dévoilent les secrets de ces éblouissements scéniques. La Chimère de cet opéra destiné à retracer les exploits de Bellérophon, dans le
Projet pour Bellérophon, acte IV de Jean Berain (1705) ? Un monstre fait d'osier, à la structure montée sur un chariot qui lui permet de bouger d'avant en arrière et dont la partie antérieure est mue par un machiniste ; la queue, faite d'anneaux articulés, peut être facilement déplacée pour fouetter l'air. Et les flammes de ce dragon crachant sa colère ? Des écrans imitant le feu, éclairés avec habileté pour restituer la férocité de la bête. Le déplacement de Jupiter, assis sur son aigle, tenant son foudre, dans cette
Machine pour Jupiter de Jean Berain (fin XVIIe siècle) ? Un ingénieux système de montants - pièces de bois verticales - garnis de toile qui, en exécutant un mouvement de croisement, donne l'illusion d'une nuée mouvante propre à suggérer les mouvements aériens du dieu, le tout actionné par un petit garçon caché sous le trône. Poulies, treuils, déguisements, décor en trompe-l'oeil et éclairages calculés : tous les secrets des divertissements royaux se révèlent dans la multitude de croquis et dessins exposés, soulignant plus encore l'inventivité déployée pour faire surgir avec le plus de réalisme possible les monstres et les merveilles sur scène. Une maquette en bois de la scène du Théâtre du Palais Royal à Paris, réalisée par Philippon, machiniste en second de l'Opéra de Paris à l'occasion de l'exposition universelle de 1900, permet de visualiser toute la machinerie des opéras et autres représentations théâtrales.
L'ingéniosité atteint son sommet dans les représentations de plein air : il s'agit en effet d'inscrire le cadre naturel à l'intérieur des divertissements tel un spectacle total, où tout s'accorde avec harmonie pour faire naître la féérie et l'enchantement. Louis XIV inaugure une telle démarche lors des
Plaisirs de l’île enchantée, série de somptueuses fêtes données une semaine entière en l'honneur de la jeune et belle Louise de la Vallière (1644-1710), la nouvelle maîtresse du roi, et qui prend place chaque jour dans un lieu différent de Versailles. "
Le spectacle total est assuré par le lieu même de Versailles, grâce au parc tout comme à la splendeur des bâtiments du lieu", souligne Jérôme de La Gorce, "
C’est d’ailleurs souvent le cadre de plein air qui assure le succès des fêtes versaillaises", ajoute Pierre Jugie. Les comédies-ballets de Molière et Lully à l'époque vont dans ce sens : en mêlant la comédie, le chant et la danse sur scène, en associant des costumes de bourgeois à ceux plus extravagants des Turcs par exemple pour
Le Bourgeois Gentilhomme (1670), les deux artistes créent ce type de divertissement où tous les arts sont convoqués avec le même bonheur. Dans un même esprit de liberté et de totalité, le personnel de la maison des Menus Plaisirs cherche à associer splendeur des lieux et magnificence des représentations, ce que rappelle cette toile anonyme du
Feu d’artifice tiré à l’occasion du mariage d’Elisabeth de France avec Dom Philippe d’Espagne (huile sur toile, 1739) : l'éclat rouge et jaune des flammes se reflétant dans l’eau et sur les bâtiments du somptueux palais envahit toute la toile, évoquant la splendeur d'un divertissement capable de mêler techniques et nature. L'imagination se déploie pleinement, suscitant un émerveillement universel et un plaisir continu. Régal des yeux et de l’esprit.