Entre deux O
A l'occasion de la saison de la Turquie, le Grand Palais consacre une exposition à une ville protéiforme : De Byzance à Istanbul : un port entre deux continents rassemble plus de quatre-cent objets provenant de diverses collections, et propose un parcours chronologique qui retrace l'histoire d'une cité mythique, de la préhistoire à aujourd'hui, au croisement de l'Orient et de l'Occident.
Byzance, Constantinople, Istanbul : trois noms différents pour désigner une même ville. Au croisement de l'Europe et de l'Asie, entre la Méditerranée et la mer Noire, Istanbul est également un carrefour de cultures et de religions, ainsi que le met en évidence l'affiche de l’exposition qui réunit symboliquement les portraits de Constantin et de Mehmed II : la couronne de laurier face au turban, l'occident, incarné par l'empereur romain, face à l'orient représenté par le sultan. Réparties sur deux niveaux, les pièces exposées rendent compte tant de la différence entre les deux univers que de leur rencontre. Le rez-de-chaussée est consacré à la période antique et médiévale de la ville : c'est essentiellement la Byzance chrétienne que l'on reconnaît à travers les calices et les patènes richement ornées des pierres précieuses, de perles et de plaques d'émaux. Des fragments de pièces de soie rappellent l'intensité des échanges qui avaient lieu dans une ville placée au cœur des routes commerciales entre l'Europe et l'Asie. En effet, c'est cette situation géographique exceptionnelle qui pousse les premiers colons grecs à s'y installer.
Dans une vitrine, une pièce de monnaie frappée à l'effigie de Byzas rappelle l’origine du nom de la ville. Selon la légende, ce grec originaire de Mégare aurait suivi les conseils de l'oracle lui demandant d'aller fonder une ville destinée à un grand avenir en face du "royaume des aveugles". Arrivé sur le détroit du Bosphore, il découvre, sur la rive européenne, un magnifique port naturel que les Chalcédoniens, dans leur aveuglement, n'avaient pas su voir, préférant s'installer sur la rive asiatique. Il y fonde alors la ville de Byzance vers 660 avant J-C. De Byzas à Byzance, puis de Constantin à Constantinople, les empereurs lèguent leurs noms, leurs cultures et leurs religions à une ville qui accumule et mêle ainsi les références, comme en témoigne la célèbre église Sainte-Sophie : d'abord lieu de culte chrétien, elle est ensuite transformée en mosquée sous l'empire ottoman, pour devenir aujourd'hui un musée exposant un passé cosmopolite dont la ville tire aujourd’hui encore sa fierté.
Au milieu des statues grecques, des bijoux et des objets
religieux, le regard est attiré par un manuscrit d'un genre un peu particulier. Il s'agit d'un évangéliaire arabe datant du XIV°siècle, et associant deux traditions artistiques. La représentation de la Vierge et de Saint-Jean baptiste intervenant auprès du Christ pour la rédemption des pécheurs traduit le côté byzantin, tandis que l'influence arabe est nettement perceptible dans le décor annexe constitué d'une enluminure coranique à motifs géométriques et végétaux.
Mais la rencontre des civilisations n'aboutit pas seulement à une fusion harmonieuse. Interface entre l'Orient et l'Occident, Constantinople est également le lieu d'un face à face entre les cultures et les religions. C'est ainsi qu'en 1453, la ville est assiégée et tombe aux mains de l'Empire ottoman. La première partie de l'exposition s'achève ainsi sur une gravure représentant le siège de Constantinople, ainsi que sur un fragment de la chaîne, censé protéger la ville en bloquant l'entrée de la Corne d’Or, mais que Mehmed II et ses troupes ont su habilement contourner. Face à cette gravure, un canon monumental laisse imaginer la violence des combats. Mais Constantinople renaît de ses cendres, et devient sous le règne des sultans la perle de l'Orient.
En haut de l'escalier qui mène au second temps de l'exposition, le décor change radicalement, au son d'une musique orientale qui introduit le visiteur dans l'exotisme dans la capitale ottomane. Une sorte de vestibule invite à un premier arrêt sous un dôme sur lequel sont projetés successivement les photos des dômes colorés des différentes mosquées d'Istanbul. Le dépaysement est total : le regard est d’abord attiré par un immense "sayeban", une tente de laine et de soie dressée sur deux mâts, et qui servait de dais d'apparat au sultan et à son entourage lors de cérémonies ou de campagnes militaires. Plus loin, de somptueux caftans de velours ou encore cette paire de ventaux issue du pavillon du sultan, et ornée de nacre, d'ébène, d'ivoire et d'acajou, laissent songer aux décors des
Milles et une Nuits.
Après Byzas et Constantin, apparaît le visage de Mehmed II qui se fait portraiturer par un Vénitien. A nouveau, les liens entre l'Orient et l'Occident se dessinent à travers une série de tableaux réalisés par des peintres occidentaux. L'un d’eux représente la procession du sultan se rendant à la mosquée pour la prière du vendredi. Les soldats qui l'entourent portent une tenue clairement inspirée de l’uniforme occidental : le pantalon, la redingote bleue foncée et le fez rouge qui remplace le turban, contrastent fortement avec le costume oriental de la foule, et attestent des réformes réalisées au XIXe siècle, sous l'ère
des Tanzimat. Mais le métissage des cultures ne se fait pas uniquement avec l’Occident. On peut ainsi être surpris par ce siège de jardin chinois en porcelaine blanche et bleue, datant de la dynastie Ming, et étrangement transformé par les ottomans en brûle-encens. Ce cosmopolitisme transparaît jusque dans la mort : la visite de cette seconde salle s'achève ainsi sur un certain nombre de stèles funéraires, dont les formes varient selon que le défunt est musulman, juif ou encore grec orthodoxe.
Une projection d'images d'Istanbul, prises à divers moments du XXe siècle, permet enfin d'admirer une ville cosmopolite et bigarrée, mais également une ville moderne ayant su assumer l'héritage de son passé. L'exposition s’achève sur les fouilles menées à l'emplacement de l'ancien port de Théodose récemment mis à jour lors des travaux menés pour la réalisation du métro et du tunnel Marmaray à Yenikapi, traçant ainsi habilement un lien entre le passé grandiose de la ville et son présent en pleine évolution. Et Pierre Loti d'écrire, dans
Constantinople en 1890 : "
Oh ! Stamboul ! De tous les noms qui m'enchantent encore, c'est toujours celui-là le plus magique. Sitôt qu'il est prononcé, devant moi une vision s'ébauche : très haut, très haut en l'air, et d'abord dans le vague des lointains, s'esquisse quelque chose de gigantesque, une incomparable silhouette de ville. La mer est à ses pieds ; une mer que sillonnent par milliers des navires, des barques, dans une agitation sans trêve, et d’où monte une clameur de Babel, en toutes les langues du Levant."