"MONSIEUR DE GIVENCHY m'a un jour confié que parfois ses créations partaient d'un bouton", raconte Loïc Allio. C'est à cet insatiable collectionneur que le musée des Arts Décoratifs de Paris doit sa dernière exposition, Déboutonner la mode, qui montre comment cet objet a priori anodin et insignifiant est devenu un élément-clé dans la création de vêtements. Ces 3000 minuscules accessoires réunis dans le musée parisien, datant du XVIIIe siècle à nos jours, sont le fruit d'une quête de 30 ans menée par cet aficionado, qui n'a cessé de sillonner les continents à la recherche des plus rares, des plus étonnants boutons. – Par Adeline Gros
SI LES MURS DU MUSÉE SONT EN NOIR, c'est probablement pour mettre en relief les trésors dans les vitrines, formant une véritable fresque historique qui se déroule au fil des salles et des étages. Car il faut remonter au XVIIIe siècle pour comprendre comment cette histoire de boutons est devenue sérieuse. Présent depuis le XIIe siècle, le bouton connaît son premier âge d'or sous Louis XIV, où son utilisation se voit très réglementée, tant dans sa fabrication que dans son emplacement sur le vêtement. Signe de distinction sociale, ce petit morceau en os, en ivoire, en cuir, en métal ou en nacre, est le prolongement du motif et du tissu utilisé. Mais peu à peu se forme "une espèce de surenchère, une volonté de provoquer ; et le bouton devient alors historier", explique Loïc Allio. Au simple ornement s'ajoutent une portée commémorative et un indice ostentatoire de ses idées. En témoigne ce bouton (1785-1790) arborant un esclave agenouillé, estampillé de la phrase : "Am I not a man and a brother ?" ("Ne suis-je pas un homme et un frère ?")
– Coquillages et crustacés
ON AFFICHE ENCORE ses convictions politiques à travers les portraits des grandes figures de la Révolution Française, ou les couleurs et symboles patriotiques lors de la Seconde Guerre Mondiale. A la Libération, une série est fabriquée à la gloire du Général : 8 boutons « Devoir, Espoir, Gloire, Amitié, Union, Libération, Liberté, Égalité » formant l'acrostiche DE GAULLE. Les temps de guerre sont également l'occasion de modifier et faire évoluer les techniques de fabrication. Dans les années 1930-40, l'orfèvre des artistes, François Hugo, qui collabore notamment avec Picasso, Arp ou encore la créatrice Schiaparelli, utilise de simples fils de laiton et de fer qu'il plie et comprime selon une technique inédite, employant la compression avant l'heure.
LA DIVERSITÉ DES MATÉRIAUX qui entrent en jeu dans la confection des boutons offre parfois une charge symbolique à l'objet créé. Voire une volonté de se distinguer par l'originalité par exemple, comme la peau d'éléphant sortant des codes et des sentiers battus, ou bien l'utilisation de cheveux, appliqués tels quels ou réduits en pigments,considérés comme le réceptacle de l'âme et conservés comme relique. Le bouton devient alors support de mémoire et symbole du temps qui passe. L'insertion d'éléments naturels tels que des brindilles, des coquillages, des plumes ou des ailes de papillon incrustés dans la cire "à la Buffon" s'inspire du travail et des dessins du naturaliste publiés dans L'Histoire naturelle, parue entre 1749 et 1789. Ces boutons reflètent l'intérêt et l'attention particulière portés aux découvertes zoologiques et aux sciences de la nature. Le motif animalier, très en vogue dans les années 1770, témoigne de l'admiration et souvent de la naïveté par la représentation parfois fausse du sujet, accordées aux expéditions maritimes et terrestres de cette époque. Les boutons deviennent des cabinets des curiosités miniatures que l'on transporte avec soi.
– G C D A SON AMOUR
LES GRANDES DÉCOUVERTES TECHNIQUES trouvent aussi leur place dans cet accessoire vestimentaire, notamment l'engouement autour de l'invention de la montgolfière qui remonte à 1782. La "ballomanie" touche tous les arts décoratifs à la fin du XVIIIème siècle, et les boutons ne font pas exception. Motif récurrent, on le rencontre parfois stylisé par de grands artistes ou simplement illustré par des amateurs et des inconnus. "Il était commun de créer son propre bouton, on dessinait le motif puis on allait chez le mercier pour le faire monter, indique Loïc Allio. Les possibilités sont doncinfinies." Ou encore ce bouton, représentant une double caricature et qu'il faut retourner pour comprendre, qui évoque la diffusion de ces dessins satiriques suite au développement de l'imprimerie. Manifeste des progrès technologiques, le bouton se fait porte-parole des innovations humaines tant au niveau des techniques que des idées.
LE SIÈCLE DES LUMIÈRES apporte une source inépuisable de sujets et de motifs. Les figures et les thèmes mythologiques de l'Antiquité sont remis au goût du jour depuis la Renaissance. Le thème de l'amour apparaît sous forme d'allégories. Mais l'Europe des Lumières se passionne également pour le verbe et la formule. Le plaisir intellectuel des jeux de mots transparaît à travers des rébus : "G C D A SON AMOUR" pour : "J'ai cédé à son amour." Objet de séduction, le motif érotique est réservé au col pour dissimuler et dévoiler discrètement ses intentions. Porteur de messages parfois intimes, le bouton est le reflet de la créativité et de l'humeur de l'époque.
– Accessoire de mode
CE PETIT OBJET n'échappe pas non plus aux divers mouvements artistiques qui touchent tous les domaines tels que la peinture, la sculpture, la mode ou les arts décoratifs. Lorsque la mode se fait plus sobre à la fin du XIXème siècle, les motifs se voient simplifiés, utilisant des matières plus brutes. Avec l'Art Nouveau et son répertoire iconographique floral, le bouton perd alors de sa valeur sociale pour devenir objet de décoration, comme cette parure immortalisant par le portrait les six filles d'une même famille, disposée dans un coffret que l'on offrait en cadeau pour de grandes occasions, "comme ce service en porcelaine reçu à son mariage mais que l'on n'utilise jamais et qui reste dans le placard" s'amuse Loïc Allio.
LA SUITE DE L'HISTOIRE DU BOUTON suit avec attention et dévotion celle de la mode et des grands couturiers, servant d'espace d'expression personnelle pour le parurier. "Il faut savoir que beaucoup d'artistes peintres ou designers dont la vocation première n'était pas le bouton en ont fabriqués dans un but alimentaire, comme Line Vautrin, Marie Laurencin ou Sonia Delaunay", ajoute le collectionneur. Les motifs ne sont donc plus représentatifs des thèmes sociaux mais se forment au gré du processus créatif d'un artiste en particulier ou des commandes de maisons de couture. Influencée par le mouvement surréaliste, Elsa Schiaparelli, surnommée "La Grande Dame du bouton" ou "Madame Bouton", fera par exemple appel à Jean Clément pour une série traitant de la fermeture (agrafe, cadenas, serrure...), étant la seule à l'époque à présenter des défilés à thèmes et à disposer des boutons sur des tenues de soirée.
– Transcender l'étoffe
CE LIEU D'EXPRESSION de quelques millimètres permet à des artistes tels que Henri Hamm de s'exercer et de créer "son propre style, son propre langage à travers une infinité de matériaux et de motifs", explique Loïc Allio devant l'immense vitrine réunissant presque 800 pièces issues du fond d'atelier du décorateur. L'ouvrage de Hamm, qui fournira les premières maisons de couture parisiennes, ainsi que de ceux qui lui succéderont, témoignent des relations particulières qu'entretenaient les paruriers et les couturiers, et du travail de recherche unique qui était à l’œuvre. Donner une ligne directrice au vêtement, apporter une touche de raffinement, révéler le mouvement d'une découpe, structurer la silhouette, transcender l'étoffe, unifier l'ensemble. Autant de desseins prestigieux pour cet accessoire de mode indispensable, redevenu aujourd'hui plus minimaliste et concentré sur son aspect pratique, faisant presque oublier à quel point il est un condensé d'art et d'histoire.
Jusqu'au 19 juillet 2015 Les Arts Décoratifs 107 rue de Rivoli 75001 Paris Mar-Dim 11h-18h / Nocturne Jeu 21h Tarifs : 11€ ; 8,50€ Rens. : 01 44 55 57 50