L`Intermède

Le fracas du silence
Plongés dans une nuit qui recouvre tout, de rares figures errent entre des bâtiments gris et sur des plages désertes. Les structures de notre monde contemporain s'y réduisent à des ensembles abstraits de lignes et de formes géométriques. La Ligne volage, précisément, c'est le titre poétique - au sens plein du terme - de la première exposition monographique du photographe Edgar Martins, que le Centre Culturel Calouste Gulbenkian, à Paris, accueille jusqu'au 18 décembre. 

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Edgar Martins manie la métaphore avec subtilité. En véritable inventeur de formes, ce Britannique d'origine portugaise extrait des hauts lieux de la banalité moderne, la grâce fluide des lignes sur une piste d'aéroport ou les tâches de couleurs éparses sur des étendues de sable. Une représentation géométrique d'un monde géométrisé : le travail du photographe tourne autour de cette dialectique entre la réalité et son image. "Ces bâtiments, ces constructions sont le reflet des schèmes de pensée que nous y appliquons, explique avec ardeur celui qui, en une vingtaine d'années, est parvenu à construire une oeuvre riche et problématique, interrogeant et repoussant les limites du médium photographique. L'exposition nous projette ainsi dans les antinomies de la perception et de l'existence." Edgar Martins a suivi des études de philosophie à l'université de Macau ; une formation décisive pour son travail qui, de fait, confine souvent à la réflexion métaphysique sur l'essence de notre modernité. "Edgar Martins fait partie de cette nouvelle génération d'artistes en Europe qui utilisent la photographie pour interroger la nature de la représentation, résume Sergio Mah, commissaire de l'exposition au Centre Culturel Calouste Gulbenkian. En même temps, son travail vise à refléter certains des paradoxes et des contradictions de la topographie émergente, qui par les effets de la globalisation économique et politique est devenue toujours plus abstraite, standardisée et indifférente aux identités historiques et culturelles."

Non-lieux
Les expressions de la modernité abstraite, Martins les cherche dans des endroits écartés, qu'il photographie à partir de points de vue inédits. Espace coupé du reste du monde, point de translation quasi-abstraite qui supprime les distances, l'aéroport est le symbole du rapport au monde entretenu par les individus aujourd'hui, tous condamnés au transit perpétuel. Infatigablement, Martins en a parcouru des dizaines pour sa série Quand la lumière cache l'ombre. Un long travail pour trouver des lieux originaux, puis pour obtenir l'autorisation d'y pénétrer. Mais facilité par le talent de ce beau latin aux cheveux bruns ondulés à partager son enthousiasme : "C'est ainsi que le personnel des aéroports m'a permis d'entrer dans des zones interdites au public et d'utiliser les postes d'observations." On l'imagine, ce guetteur de la nuit, avec sa chambre grand format et son lourd matériel sur le dos, arpentant les longues pistes, attentif à ce qui se trame dans l'obscurité.

Plus loin, un camp d'entraînement de l'armée britannique où des simili-devantures sont accrochées à des blocs de parpaings sans ouvertures. Comme une ville fantôme dans la nuit, lieu rêvé pour Edgar Martins, qui interroge le rapport au simulacre de nos constructions contemporaines. Un jeu d'éclairage isole chacune des constructions dans une solitude irréelle. Rien ne rattache les bâtiments entre eux, ils n'appartiennent à aucun monde commun : ce qui fait la société, ce qui insère les objets humains dans la vie est précisément ce qui disparaît ici. "Dans mes photographies, le tissu urbain se dissout dans le crépuscule, en nous forçant ainsi à remplir les absences que la nuit révèle." C'est un "non-lieu", pour reprendre l'expression de l'anthropologue Marc Augé, qu'Edgar Martins cite à loisir :  "Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu."*

Ces longues heures passées dans la nuit à guetter lui ont appris à utiliser toutes les potentialités de ses appareils. Il obtient ainsi des photographies très stylisées, qui font éprouver la nuit sous un jour nouveau. "Mon objectif est de montrer la nuit aux gens telle qu'elle ne peut être vue à l'oeil nu. Je voulais pousser au maximum la visibilité, la profondeur de champ et le détail, confirme le photographe. Pour cela je dois utiliser le plus possible les lumières naturelles, ainsi que la sensibilité des films que j'utilise, avec des temps d'exposition particulièrement longs." Ce qui se traduit, à l'image, par une définition supérieure et des contrastes ostensibles, comme celui du noir des pistes asphaltées avec le jaune fluorescent des marquages au sol. Mais l'extérieur n'est pas le seul espace grangréné par le crépuscule : de même, dans ce monde froid, voire hostile, le foyer ne constitue plus un refuge. La série Ceci n'est pas une maison reprend le jeu de contradiction cher à René Magritte pour tourner en dérision l'idéologie contemporaine de l'intérieur, de la maison comme lieu chaleureux de retrouvailles avec soi. Les feuilles fanées parsèment le parquet et les fibres roses tombent d'un plafond éventré dans ces intérieurs désertés. Dans le silence, une chaise reste suspendue en l'air, entre des portes entrebâillées.

Non-temps
"La photographie est un medium construit sur des tensions conceptuelles et elle m'offre ainsi un moyen de réunir des termes antagonistes", poursuit Edgar Martins. Une grande partie de son oeuvre est ainsi construite autour de couples de notions opposées, dans une démarche qui atteint souvent l'oxymore. Comme dans le travail de Stephen Shore, les lieux photographiés par le Britannique semblent figés dans une poignante atemporalité. Cette femme de dos au bout de la plage la nuit ne bougera pas. Mais ce "non-temps" est une façon de rendre sensible le temps qui s'écoule. Les bâtiments que photographie Edgar Martins n'ont ni âge ni histoire, et fournissent par là-même une sorte de point fixe au spectateur qui ressent ainsi l'écoulement de son temps propre. Tout y est lisse, à l'exception de ces gravats que le photographe prend un malin plaisir à mettre en valeur, qui viennent salir les intérieurs immaculés. Gravats et moisissures reprennent la tradition de la vanité, où certains éléments de la composition viennent rappeler le caractère fini de l'existence et de ses prétentions. Ces petits empilements de pierres semblent ricaner et porter un regard désabusé sur la vie moderne, son désir forcené de confort et de propreté.

Certains instantanés portent même l'oxymore sur le terrain des sens. Témoin, ce cliché d'un quadriréacteur en position sur le tarmac, prêt à décoller dans la nuit. Rien de plus mutique que cette photographie grand format isolée sur son panneau d'exposition ; et pourtant, par un jeu de contrastes synesthésiques, le sifflement des turbines assourdit l'esprit. Même chose pour  les plages désertées : c'est l'impossibilité de se faire entendre de ces silhouettes au bout du rivage qui pousse à vouloir les héler. Edgar Martins jongle allégrement avec les paradoxes. "Je me suis intéressé tardivement à la photographie, par ce que j'ai perçu des possibilités que se medium offrait. Et pourtant, il est étrange que ce qui me pousse, ce ne sont pas les possibilités que la photographie offre, mais ses insuffisances, son caractère inadéquat." Une raison pour laquelle Martins s'acharne à en tirer le maximum, mais aussi à en détourner la pratique. "On retrouve dans mes images la tendance inhérente à la photographie à donner une représentation réaliste et crédible de chaque espace, mais j'y ajoute l'inconfortable suggestion que tout n'est pas comme il le paraît." Ce qui explique les impressions contradictoires de réalité et d'irréalité qu'éprouve celui qui déambule parmi ces grands cadres noirs, dans un sentiment grisant de liberté.

Augustin Fontanier
Le 18/11/10

jusqu'au 18 décembre 2010
Centre Culturel Calouste Gulbenkian
51 rue d'Iéna
75016 Paris
Entrée libre
Lun-ven : 9h-17h30 ; Sam : 13h-18h
Rens. : 01 53 23 93 93

* Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, 1992







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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Edgar Martins, Old Street, de la série Une cartographie métaphysique d’habitats britanniques (2010)
Photo 1 Edgar Martins, Poppets, de la série Une cartographie métaphysique d’habitats britanniques (2010)
Photo 2 Edgar Martins, Sans titre, de la série Monolithes réticents (2009)
Photo 3 Edgar Martins, Sans titre (Atlanta, Georgia), de la série Ceci n’est pas une maison (2009)
Photo 4 Edgar Martins, Sans titre (Phoenix, Arizona), de la série 
Ceci n’est pas une maison (2009)
Photo 5 Edgar Martins, Sans titre, de la série 
Ceci n’est pas une maison (2009)
Photo 6 Edgar Martins, Sans titre (Atlanta, Georgia), de la série Monolithes réticents (2009)