Elliott Erwitt, l'instant irréel
La Maison Européenne de la photographie accueille jusqu'au 4 avril une rétrospective subjective des œuvres préférées - "Personal Best", référence à l'ouvrage du même titre - du photographe américain Elliott Erwitt, alors que la Magnum Gallery revient au même moment sur son amour pour la capitale française.
En fait de rétrospective à la MEP, ce sont les choix personnels d'Erwitt, né en 1928, qui jalonnent le troisième étage du bâtiment, sans découpage chronologique, et avec peu de repères biographiques. Le travail d'amateur est mis en valeur, plus que celui de photographe de l'Agence Magnum, mêlant les clichés sans distinction. Loin d'être péjoratif, le terme d' "amateur" rime, pour le photographe américain, avec le plaisir de faire de la photographie en loisir, l'appareil prêt à saisir sur le vif tous les instants qui sautent aux yeux de celui qui prête attention. C'est pourquoi, en dépit de son activité de photographe pour plusieurs publications dès 1949, et son entrée dans l'agence Magnum Photos en 1953, Elliott Erwitt continue, interminablement, à constituer des "
bouquets de photos volées", véritable "
miracle" selon Henri Cartier-Bresson. Il n’est pas difficile de se figurer l’homme toujours l’objectif à la main, comme "
un doudou" qu’il emporterait dans toutes ses pérégrinations : fils d’émigrés russes, né à Paris, Erwitt a sillonné le globe, avant de finalement s’établir à New York où il travaille aujourd’hui.
Modestement, Elliott Erwitt passe ses premières heures en chambre noire à développer des tirages "signés" de stars hollywoodiennes, avant de travailler en son nom pour plusieurs publications. Peu avant son service militaire, il rencontre Edward Steichen, Robert Capa et Roy Stryker, et sa carrière décolle : le premier le fait participer à l’exposition fondamentale
The Family of Man au MoMa en 1955, le deuxième le parraine à l’agence Magnum Photos, dont il sera président de 1968 à 1970. La décennie suivante, le photographe s'essaye aux films documentaires, et se lance dans la production, dans les années 1980, de programmes de télévision comiques et satiriques pour HBO. En marge de cette activité prolifique, Elliott ne lâche pas l'objectif, et multiplie les clichés, moins comme un photojournaliste professionnel qu'un amateur au regard aiguisé. Ces mêmes instantanés qui sont accrochés sur les murs de la Maison Européenne de la Photographie, indistinctement des tirages célèbres (
Californie, USA, 1955), pour une exposition qui regroupe quelque cent-trente prises de vues. De son côté, La Magnum Gallery privilégie un Erwitt moins spectaculaire, accompagnant la publication d'un ouvrage regroupant ses photographies de Paris... et, étrangement, certaines font doublon avec la MEP.
Il n'y a pas de hiérarchie dans les sujets d'affection d'Elliott Erwitt : il trouve autant d'intérêt au couple Obama, superstars sous une myriade d'écrans d'appareils numériques (
Barack et Michelle Obama,
Washington DC, 2009), qu'au chien qui s'affaire à déterrer un objet sur la plage (
East Hampton, New York, 1998). Loin d'être relégués à l'arrière-plan, les canidés ont une place privilégiée dans la production de l'artiste, jusqu'à faire l'objet de plusieurs publications. Ce ne sont "
pas des photos de chiens, mais des chiens en photo" précise-t-il, s'eloignant d'un photojournalisme qui veut montrer les choses mois pour dire que pour le plaisir formel ; loin de documenter, ses clichés, qu'ils soient de chiens, enfants ou passants, saisissent des moments pour leur puissance visuelle. À ce titre, l'homme qui lève la tête au-dessus de la foule, la bouche grande ouverte comme pour prendre une inspiration et se sauver de l'asphyxie (
New York City, 1955) en est une illustration remarquable : moment de grâce unique, immortalisé sur la pellicule.
Nombre de ses clichés ne sont cependant pas dépourvus d’humour. Il y a les bêtes à quatre pattes, bien sûr, mais aussi les visiteurs de musées, penchés sur les toiles, ou au contraire le regard levé sur une sculpture, ne se sachant pas scrutés par l'objectif. Erwitt joue parfois au photographe invisible, comme dans cette photographie prise à l’angle d’une vitrine, où un mannequin manchot semble jeter un regard inquisiteur à une femme qui se retourne brusquement sur lui (
Wilmington, Caroline du Nord, 1950). Ailleurs, il dresse fierement l'objectif, en face de ce môme juché à l’arrière de la bicyclette de son père aux allures de stéréotype francais, béret sur le chef et baguette au bras (
Provence, 1955), ou de cet autre enfant posant la pointe d’un revolver sur sa tempe, souriant à grandes dents (
Pittsburgh, Pennsylvanie, USA, 1950). Des instants dont la sophistication formelle donne l'impression qu'ils n'ont jamais eu lieu autrement que sur papier glacé, comme des tranches de vies que celui qui appuie sur le bouton arrache au réel.