Gays privés, gays publics
Dix célébrités ont sélectionné soixante "icônes gays", toutes époques et professions confondues. Pour fêter les 40 ans des émeutes de Stonewall qui donnèrent naissance à la Gay pride, la National Portrait Gallery, à Londres, vise haut, très haut. Trop haut ?
Ni Judy Garland, ni Madonna. Aucun signe de Mika ou Rupert Everett aux environs. Une galerie d'icônes gays sans ces quatre égéries de la "communauté" homosexuelle ? L'exposition Gay Icons, qui court depuis le début de l'été sur les murs de la National Portrait Gallery au coeur de Londres, ne semble pas répondre aux sirènes de la "culture gay" (toujours avec des guillemets), préférant mettre en avant des figures moins médiatisées, parfois méconnues, souvent loin de toute connotation homosexuelle. Ce qui permet, a priori, de s'éloigner d'un certain sectarisme... mais risque, à l'inverse, de lui faire manquer son sujet.
Droit de cité
Sur le papier, déjà, le projet interpelle. Méthode de sélection de ces soixante icônes : demander à dix personnalités gays actuelles de nommer chacune six personnes qui les ont personnellement inspirées. Des sortes de méta-icônes qui, de tout leur prestige musical, politique, littéraire, journalistique ou historique, ont joué un rôle dans l'évolution personnelle de ces dix sélectionneurs, composés du patron de presse Waheed Alli, des écrivains Alan Hollinghurst, Jackie Kay, Sandi Toksvig et Sarah Waters, des musiciens Elton John et Chris Smith, du journaliste Ben Summerskill, du comédien Ian McKellen et de la tenniswoman Billie Jean King. Plus ou moins médiatisées, ces premières icônes sont elles-mêmes des symboles de réussite dans leurs domaines respectifs, tout en ayant assumé leur orientation sexuelle publiquement.
L'exposition est ainsi l'occasion, pour certaines, de retenir cette définition dans leurs choix, en faisant (re)découvrir les parcours de six hommes et femmes d'exception qui ont fait de leur homosexualité plus qu'une fierté : un droit de cité, sans tabou. En ce sens, les icônes d'Ian McKellen, parmi lesquelles siège la Colonel Margarethe Cammermeyer, figure éminente de l'armée américaine des années 1960 à 80, ou celles de Ben Summerskill – le peintre irlandais Francis Bacon et le joueur de rugby australien Ian Roberts qui a fait son coming out dans un milieu réputé pour son hostilité habituelle sur la question – constituent des symboles émouvants.
Celles de Sarah Waters et Alan Hollinghurst vont dans le même sens : elles sont tout autant des figures éminemment personnelles, jouant un rôle important dans le parcours individuel de chacun des sélectionneurs, que des symboles universels de lutte pour l'acceptation de l'homosexualité. Pêle-mêle, les visages de l'animatrice de télévision américaine Ellen DeGeneres qui s'est mariée avec la comédienne Portia de Rossi en 2008, celui de la romancière britannique Daphné du Maurier qui écrivait des histoires d'amour saphique au début du XXe siècle, ou encore celui du compositeur russe Pyotr Ilyich Tchaikovsky. Les époques, les professions, les origines s'enchevêtrent en ligne droite, le long des murs blancs de la petite salle d'exposition où sont accrochés les soixante instantanés, parmi lesquels on retrouve bien entendu Virginia Woolf, Harvey Milk, ou encore l'égérie d'Andy Warhol, Joe Dallesandro.
Sur le fil
Mais Gay Icons pose problème tant dans le fond que la forme. La diversité des approches et des profils noie les questions premières - qu'est-ce qu'une icône gay ? qui sont les icônes gays qui ont "contribué à l'histoire et la culture", comme l'annoncent les coordinateurs de l'exposition, Pim Baxter, Peter Funnel et Bernard Horrocks ? -, jusqu'à, dans certaines sélections, être franchement hors-sujet. Il en va ainsi de celle d'Elton John, dont la seule personnalité ouvertement gay est le couturier italien Gianni Versace, aux côtés des musiciens... John Lennon, Mstislav Rostropovich ou encore Winifred Atwell, a priori tous hétérosexuels. Le chanteur parle de ses rencontres avec ces célébrités et de sa collaboration professionnelle avec chacunes, mais son discours s'apparente davantage à une autobiographie déguisée qu'un réel partage des parcours qui ont eu un impact sur son développement personnel. Un peu plus loin, le businessman Waheed Alli évoque d'un côté les Village People, icône gay culte s'il en est, sans aborder son propre rapport à leur oeuvre... et de l'autre, Lady Diana, la Princesse de Galles qui, par le caractère sacrifié de son destin, catalyserait des affects homosexués.
C'est sur ce fil entre symboles intimes et figures collectives que l'exposition marche, sans jamais choisir son camp, préférant faire mousser par son côté "people" plutôt que par la dimension éminemment politique du propos, manquant de proposer une véritable réflexion sur les personnalités qui ont pu, d'une façon ou d'une autre, participer de la création d'une "culture" gay, ou qui ont été des modèles de libération des moeurs.
Et s'il faut s'arrêter sur la qualité des images choisies, puisque le terme d'icône porte dans son acception première une dimension imagée, là encore, Gay Icons s'avère en partie frustrante : les seuls noms des auteurs des clichés sont évoqués sans que soit même indiqué pourquoi ce sont ceux-ci, et pas d'autres, qui sont accrochés. D'autant que les qualités photographiques ne sont pas toutes du même niveau, et les contextes de présentation des icônes - pose pour une photographie de mode, nu, photo d'identité, cliché d'un paparazzi... - sont rarement identiques.
Il semblerait que l'attraction principale de Gay Icons soit moins ces dizaines de portraits que les jurés. Chaque rangée s'ouvre sur un cliché de l'un d'eux, généralement pris par la photographe Mary McCartney en 2008, accompagné de mini-biographies, avant que ne commencent les présentations de leurs sélections. Chaque photographie d'icône est accompagnée d'un cartel pour justifier leurs choix, occasion de dresser un portrait intime, en filigrane, des sélectionneurs. Et, paradoxalement, non pas par leur propre image, mais par celle des autres. Les véritables icônes gays, ce sont eux.
Crédits et légendes photos :
Vignette sur la page d'accueil : Harvey Milk par Efren Convento Ramirez 1978 © Efren Ramirez, 1978/2008
Photo 1 Quentin Crisp par Fergus Greer 1989 National Portrait Gallery, Londres © Fergus Greer
Photo 2 k.d.lang au Meridien Hotel, Londres by Jill Furmanovsky 1992 © Jill Furmanovsky
Photo 3 Sylvia Townsend Warner by Howard Coster 1934 © National Portrait Gallery, Londres
Photo 4 Couverture du catalogue de l'exposition : Joe Dallesandro par Paul Morrissey 1968 © Paul Morrissey, 1968