L'Homme dérisoire
A l'occasion du centenaire de la naissance d'Eugène Ionesco (1909-1994) et du don de ses archives à la BnF, le monde étrange de ce dramaturge franco-roumain investit jusqu’au 3 janvier la Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, dans le cadre d'une exposition, porte ouverte sur l'imaginaire de celui qui disait avoir l’impression d' "agoniser depuis sa naissance".
Les rideaux rouges de théâtre s'ouvrent sur un espace encombré par des boites en carton où s'exhibent lettres, manuscrits, photographies de théâtre, vidéos, costumes tout droit sortis de l’univers d'Eugène Ionesco. Cette fiction dérisoire et fragile où se jouent rien moins que l'art, la vie, la mort, le pouvoir, le monde. Au cœur de cette œuvre, la déconstruction du langage, tout particulièrement dans ses premières anti-pièces comme
La Cantatrice chauve, qui vaut à Ionesco d'être rattaché à l'appellation "théâtre de l’absurde", mais surtout la réflexion sur l’existence. Le dramaturge ne croit pas à la politique, refuse les idéologies. Dans
Macbett, d'ailleurs, chaque homme qui prend le pouvoir est un tyran destiné à devenir plus tyrannique encore que celui qui l'a précédé dans un cycle sans fin de trahisons, de paranoïa et de mort.
L'exposition se compose comme un abécédaire, mais est en réalité un bric-à-brac de mots et d'images dans lequel le visiteur peut errer dans n'importe quel sens, invité à se perdre dans cette œuvre protéiforme hantée par la mort, qui se heurte au comique et au tragique, au trivial comme au métaphysique. "Je puis dire que mon théâtre est un théâtre de la dérision. Ce n'est pas une certaine société qui me paraît dérisoire. C'est l’homme", déclare Ionesco en 1956. Bérenger, un peu plus tard, dans
Le roi se meurt, incarnera bien cet homme dérisoire, roi et pourtant condamné à disparaître comme chacun d’entre nous : à la fin, il ne reste rien. L’essence même de la tragédie : une agonie, le temps d’un spectacle.
Une photographie du dramaturge et de Jacques Noël prise en 1957 par Robert Doisneau, une autre d’Orson Welles et de Laurence Olivier répétant
Rhinocéros à Londres en 1960, une lettre du dramaturge à Jean-Louis Barrault, un manuscrit autographe gribouillé... Autant de documents et fragments, souvent inédits, pour aborder un homme au parcours paradoxal, parti des avant-gardes pour finir à l’Académie française. Un homme dont les pièces sont adaptées dans le monde entier, mais dont l'oeuvre a pourtant toujours suscité les plus farouches débats.
Ces textes sont-ils le lieu d’une vision clairvoyante et tragique de l'homme ou une simple mécanique dramaturgique vide ? Ils sont en tout cas l’œuvre d’un véritable homme de théâtre qui avait profondément compris l’art de la scène. Chaque pièce, ou presque, s'articule autour d'un concept visuel et dramaturgique. L'espace scénique et l'objet sont ainsi au cœur de l'œuvre de Ionesco, tout autant que le langage. L’invasion de chaises dans la pièce du même nom, le corps immense dans
Amédée ou Comment s’en débarrasser en sont peut-être les meilleurs exemples. Ionesco se lit mais, surtout, se joue sur scène. Et les photographies de théâtre ainsi q
ue les extraits vidéos présentés ici et là vont dans ce sens.
Partout, pour nous guider dans ce méli-mélo tourbillonnant qu'est l’exposition - qu'est la vie ? – la voix de l'auteur des
Chaises et du
Roi se meurt se fait entendre. Elle résonne d'écran en écran. Dans des images d'archives présentées grâce au concours de l'INA, Ionesco décrypte son œuvre, sa vie, sa vision du monde pour finir par expliquer, un peu confus, qu'il n'aurait pas dû en dire autant : "J’aurais dû continuer dans l’inextricable."
Inextricable, c'est bien là le mot, car cette investigation précise de l’œuvre du grand dramaturge ne l'épuise pas. Au contraire, elle en révèle l'énigmaticité fondamentale. Le visage de Ionesco est partout, mais reste inaccessible. L'exposition toute entière se résume peut-être dans ces images d'une émission de télévision,
Trentième, diffusée en 1972 où des invités débattent de la nouvelle pièce de l'auteur,
Macbett, alors que celui-ci se tient en régie et les écoute. Son visage est impassible devant les attaques de certains des invités, mais reste tout aussi figé lorsque Jankélévitch fait l'éloge de l'oeuvre. On aimerait y lire une souffrance parfois, ailleurs de la satisfaction. Mais l'on reste confronté à ce visage fermé, indéchiffrable. Celui d'un homme qui se heurte au mystère du monde, à l'incapacité profonde à le comprendre et surtout à l'exprimer, qui interroge sans relâche le langage, et ses limites, au point d’y renoncer dans les années 1980 au profit de la peinture, comme thérapie contre la dépression. Le monde nous échappe, nous dit-il. Ionesco, l'artiste, l'homme, nous échappe tout autant.