Grand Penn
Irving Penn (1917-2009), loin des podiums. C'est à la Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris, que se tient une exposition rare, Les petits métiers. Ni mannequins ni robes de haute couture, mais une galerie de portraits d'artisans et d'employés en tenue de travail venus poser avec leurs outils. France, Grande-Bretagne et Etats-Unis… Trois pays mais une même manière de rendre hommage à un savoir-faire et à des particularismes encore bien marqués en ce début des années 1950. Ils sont une centaine à nous regarder droit dans les yeux, avec fierté, simplicité ou supériorité. Jamais encore une institution française n'avait présenté ce travail méconnu du photographe américain.
Trois instantanés pour ce couple de rempailleurs parisiens, rien moins. Voilà qui n'est pas banal car la plupart des hommes et (rares femmes) convoqués par Irving Penn n'ont droit qu'à une figuration, façon "jeu des cent métiers". Certes, c'est avec eux que débute la visite mais cela ne saurait suffire à expliquer ce traitement de faveur. En vérité, l'un et l'autre s'accordent si bien que le handicap qui, sur un cliché ordinaire sauterait aux yeux, se trouve ici réduit à néant dès lors qu'entre le mari, de taille normale, et l'épouse, naine, est placé un siège de chaise cannelé. Et chacun, assis à la hauteur qui est la sienne, de s'accorder pour travailler sur la pièce, même inclinée. Ça n'a, il est vrai, jamais empêché de rempailler (ni de s'aimer, d'ailleurs). Et le regard mi-satisfait mi-amusé du couple ne dit rien d’autre que le sentiment du travail bien fait, en dépit d’une vie mal faite. Question : en aurait-il été de même si Irving Penn les avait photographiés sur leur lieu de travail, dans l'antre obscur de leur échoppe ? Sans pouvoir l'assurer, l'on serait toutefois tenté de répondre par la négative, comme si le travail en studio avait transcendé les modèles que le photographe faisait systématiquement venir dans son atelier après les avoir repérés dans les quartiers populaires, comme la rue Mouffetard, ou, selon les besoins et le sujet recherché, dans les rues huppées de Saint-Germain des Prés. Méthode qu'il reproduira à Londres et à New York où il poursuivra ce travail "signalétique" et comparatif, non pas sur le terrain mais devant ce fond neutre et rigoureusement identique d'une ville à l’autre.
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C'est une approche qu'Irving Penn a toujours préférée et privilégiée, explique Anne Lacoste, conservatrice au J.Paul Getty Museum de Los Angeles et commissaire de l'exposition
. Il a même dit que photographier en studio non seulement isolait les modèles mais les transformait aussi." Et, de fait, le rempailleur et sa petite femme n'auraient probablement pas affiché - et tant pis pour le paradoxe - une pareille authenticité dans leur environnement propre. "
La concentration des modèles révèle d'ailleurs une véritable collaboration avec le photographe", observe la commissaire. Ce respect mutuel explique très certainement l'impression de noblesse qui émane de chacun des sujets d'Irving Penn qui, l'espace d'une pose, incarnent subitement l'essence même, l'âme éternelle du métier qui est le leur. Comme autant d'archétypes qui témoignent aussi d'un temps révolu ou d'une nouvelle ère, selon l'espace où l'on se situe. De part et d'autre de l'Atlantique, ce sont quoi qu'il en soit les années 1950 pressenties comme un cap, un moment-clé
dans l'histoire des deux mondes. "
Irving Penn était conscient d'assister à quelque chose qui allait disparaître", note Anne Lacoste avant de rappeler que ce travail, le photographe l'a initié seul "
même si, pour le réaliser, il a bénéficié du soutien de Vogue", le magazine américain qui l'envoie en 1950 à Paris pour couvrir les premières collections de Haute-Couture. C'est donc en marge des paillettes qu'il entame ce travail plus personnel et dûment scénarisé.
Jamais, en effet, Irving Penn ne succombe à l'approche anecdotique. D'où le choix d'exposer les outils de chacun des sujets photographiés, dans un souci de précision mais aussi d'admiration pour un savoir-faire qui explique que sur certaines photos la truelle apparaisse finalement comme le prolongement naturel du maçon, ou la pioche, celui du terrassier, ou le sabre, celui de l'improbable garde-champêtre de Montmartre, ou encore le shake-up, celui du barman américain au sourire aussi pimpant qu'un sou neuf ! Et même les moustaches des garçons du restaurant chic et parisien Larue semblent non moins indispensables que les serviettes blanches portées, pliées, sur leur avant-bras. Ce qui s'appelle faire corps avec sa profession. Et de ce point de vue, la couturière londonienne avec son air d'intendante et ses lunettes de rigueur en est la preuve la plus éclatante : sur sa robe sombre, piqués, enroulés ou cousus, les maîtres-rubans, aiguilles, morceaux de tissus et autres dés qui font son identité, sa marque, sa griffe. Sa fierté. Qui ne s'explique pas seulement par le fait de se trouver devant un objectif, mais par la responsabilité d'être celle qui parlera pour toutes ses collègues, bref pour une corporation entière avec ce que cela signifie en termes d'apprentissage et de tradition. C'est particulièrement flagrant chez les Anglais. Tenues impeccables, poses non pas avantageuses mais valorisantes et cela, quel que soit le métier. Autrement dit, ce qui vaut pour le géomètre vaut également pour le porteur du marché de Covent Garden ; ce qui est vrai pour le chiffonnier ne l'est pas moins pour les ramoneurs. Il y a de toute évidence la conscience de ne pas être un employé quelconque, mais le digne représentant d'une profession. D'une identité aussi.
Si certains des petits métiers répertoriés et exposés se recoupent bien évidemment - partout existent des bouchers, des pompiers, des maçons, des infirmières -, ce qui suscite d'ailleurs de fort instructives comparaisons, d'autres en revanche font la singularité sinon d'un pays, du moins d'une ville. Ainsi du crieur de journaux et du ramoneur associés à la capitale anglaise, du vendeur de hot-dogs et du laveur de vitres new-yorkais qui ne craignent pas la concurrence, ou encore de l'artiste-peintre parisien qui, en matière de bohême, est son unique modèle. On se rend compte à ce petit jeu des différences que la France des années 1950 est encore très proche des films d'avant-guerre avec son générique de bobines interlopes, son lot de cibiches et de casquettes rejetées en arrière et sa palette de costumes élimés jusqu’à la corde quand ce ne sont pas les chaussures qui affichent de toute évidence trop de kilomètres au compteur, laissant ici passer un gros orteil et là se dénouer des lacets anémiques. Pas vendeurs pour deux sous, ces artisans français dont on nous dit qu'ils ne croyaient guère à la sincérité d'Irving Penn mais qui se rendaient tout de même dans son studio… pour toucher le dédommagement promis ! A l'exact opposé, les Anglais, qui ne trouvaient rien ni de louche ni de suspect à se déplacer dans un atelier de photographe en tenue de travail. Entre les deux : les Américains, motivés par la gloire qu'ils espéraient tirer de ces séances devant l'objectif. Dans le viseur, Hollywood. Rien moins. Tirés à quatre épingles, rasés de frais et sourire Gibbs pour les hommes, attitude glamour et regard énigmatique pour les dames… L'Amérique a gagné la guerre et ça se voit. Pas d’oripeaux ou de tenues obsolètes, la garde-robe est résolument "moderne" et les poses, pleines d'une assurance que matérialise à lui seul le pompier new-yorkais avec sa dégaine de cow-boy citadin, solidement campé sur deux jambes écartées, apparemment prêt, armé de sa hache, à en découdre avec n'importe quel sinistre. Il ressemble déjà à celui qu'on connait et que le Septième art popularisera au fil du temps.
Il annonce le Steve McQueen de
La Tour infernale (John Guillermin, 1975) tandis que le réparateur de faïence parisien renvoie aussitôt au facteur François de
Jour de fête (Jacques Tati, 1949). A ses pieds, ses tubes de colle, ses flacons, ses pinces et ses boîtes étalés façon puzzle, sur le modèle du
Vélo (démonté) de Tati de Robert Doisneau (1949) - lequel Doisneau soit dit en passant faisait le "rabatteur" pour son collègue américain. Deux univers, deux tournures d'esprit qui font de cet ensemble une galerie de portraits psychologiques par delà le prétexte de saisir des milieux appelés à disparaître. Et n'est-ce pas d'ailleurs ainsi qu'il faut comprendre la propre démarche d'Irving Penn qui, en réalisant ce travail, s'inscrit lui-même dans une tradition ancestrale dont les racines remontent à la Renaissance ? Ce furent d'abord les revues populaires puis les photographes dont le Français Eugène Atget (1857-1927) et l'Allemand August Sander (1876-1964) qui, chacun leur tour, ont nourri cette même ambition de restituer l'instantané d'une époque à travers les visages, les corps, les attitudes de leurs congénères, avant qu'il ne soit trop tard. "
C’était un de ses projets les plus chers, raconte Anne Lacoste
. Il a d’ailleurs été reproduit dans sa première monographie, en 1960. Mais cette série fait partie d'un corpus plus vaste intitulé 'Worlds in a Small Room’
. Chaque année, entre 1964 et 1971, il réalisera des portraits dans des conditions similaires en Crête, au Dahomey (Bénin, ndlr), au Cameroun, en Nouvelle-Guinée, au Maroc, au Népal, en Espagne, à Cuzco au Pérou et à San Francisco."
Contrairement à ses prédécesseurs qui se sont cantonnés à ce qu'il connaissait, Irving Penn a extrapolé. Mais ce pont photographique jeté entre la mère (européenne) et la fille (américaine), pour reprendre l'expression de la philosophe Simone Weil (1909-1943), fait la preuve que même triomphante, l'Amérique n’a pas encore oublié l'Europe. Que le neuf n'ignore pas l'ancien, lequel sera d'ailleurs bientôt inondé par la culture made in USA. Irving Penn s'inscrit dans cette transition qui, d'un passé singulier et daté, file vers un avenir (en) uniforme. Ce qui explique sans doute que devant le rétameur français, l'on reste sans voix. Ou plutôt embarrassé, se demandant comme tous ceux d'ailleurs qui défilent devant cet homme ressemblant comme deux gouttes d’eau à l'écrivain italien Erri de Luca quelle pouvait bien être sa spécialité ! "
Il réparait les plats et les objets en étain", nous souffle Anne Lacoste.