La danseuse américaine Isadora Duncan (1877-1927) est venue vivre à Paris à l'aube du XXe siècle. Constituée en cinq volets, l'exposition du musée Bourdelle, Isadora Duncan, une sculpture vivante, jusqu'au 14 mars, laisse de côté sa carrière internationale au profit de sa rencontre avec le sculpteur Antoine Bourdelle (1861-1929) qui, dès 1903, la croque quelque 150 fois sur papier. Tour à tour muse et créatrice, Isadora Duncan marque durablement l'histoire de la danse.
C'est en 1900 que la famille Duncan s'installe à Paris et que la danseuse, à l'aube de ses vingt ans, commence à côtoyer les salons mondains. Avec ses tenues de toile grecque et ses inspirations novatrices, elle est la fondatrice de la ''
danse libre'', et l'instigatrice de la danse moderne. Telle qu'elle apparaît dans l'exposition du musée Bourdelle, Duncan est une petite femme rondelette au menton ingénu, dotée d'une courte attache du cou, et d'un port de tête renversé. Mais, comme Montaigne, quand elle danse, elle danse. De ses cheveux libres à ses talons nus, le charmant et allègre mouvement de son corps lui octroie une beauté innocente mais intemporelle. Dansant seule sur les symphonies de Beethoven, Schubert ou Mendelssohn, elle devient rapidement le symbole d'une liberté tout autant condamnée qu'enviée par ses contemporains. Dans son sillage, la danse s'autorise à sortir des salles d'Opéra et commence à courir pieds nus partout où se manifeste un désir de changement.
Celle qu'on surnomme "
la prêtresse de la danse'' éprouve un amour quasi mystique pour la Nature, partagé par nombre des artistes de son époque - comme le montre le troisième volet de l'exposition avec les oeuvres d'Alphonse Osbert, Henri Matisse, Maurice Denis -, notamment dans le monde de la sculpture. La belle Duncan devient ainsi la muse d'un grand nombre de créateurs : ''
Il était naturel que Bourdelle, avant tous les autres, essayât de transposer dans ses dessins cette sorte de passion didactique, qui rappelle tant la sienne, à rejoindre à travers des formes très étudiées ce qu'il y a de simplement humain en Isadora Duncan comme en lui même. (...)
Dans ces croquis pris au vil, Bourdelle a retrouvé chez la danseuse ce double courant intérieur qui l'anime, et traduit le plus riche trésor de mythes et de symboles par les attitudes de la danse, trépidantes, convulsives, échevelées, ondoyantes comme la mer ou les feuilles dans le vent'', écrit Elie faure (''D'Isadora et de la danse'', in
Ombres solides, 1934).
La profusion de dessins, sculptures et peintures de Bourdelle dans l'exposition, consacrés à la représentation ou à l'inspiration de Duncan, dénote le besoin chez lui de représenter l'artiste-danseuse fantasmagorique. Par cette avide recherche de coup de crayon semblable à son geste et cette sorte d'impudeur et d'exaltation que connotent ses oeuvres, la série du sculpteur donne à voir une danseuse à la fois humaine et idéalisée, sacralisée, importante dans son contexte et débordante d'une personnalité qui lui vaut une forme d'idolâtrie chez les créateurs qui la rencontrent. Si Isadora Duncan est la muse de bon nombre de sculpteurs, elle éprouve à leur
encontre, en retour, une profonde admiration. Découvrant Auguste Rodin à son exposition universelle en 1900, elle demeure ''
frappée d'éblouissement devant l'oeuvre du grand maître'', comme elle l'écrit dans son autobiographie
Ma Vie. Passionnée par ''
le grand dieu Pan'', tel qu'elle le surnomme, la danseuse se donne beaucoup de peine pour retrouver Rodin à son atelier, et rapproche sculpture et danse.
Avec la trilogie Danse-Nature-Nudité, l'Américaine signe la condamnation sans appel de la danse classique. En renonçant à tous les appoints de l'illusion théâtrale, aux prestiges du décor et aux artifices de la mise en scène, elle impose en Europe une conception de la danse inédite. En Russie, sa vision est largement partagée. Témoin, les photographies de Pierre Choumoff, Léopold Reutlinger et Eugène Druet, accrochées dans la quatrième salle du musée : la grande danseuse Anna Pavlova l'adopte et la choie ; Michel Fokine, chorégraphe des Ballets Russes, l'imite d'emblée ; sans parler de Vaslav Nijinsky qui, largement inspiré du mythe grecque et de ses sculptures dans
L'Après-midi d'un faune, est sans conteste influencé par la pionnière américaine. A Londres, Mlle Sallé, dans certains
Pygmalion, quitte les paniers de rigueur pour arborer les drapés grecques.
L'Amérique n'est pas prête, selon les propres dires de la danseuse, à l'entendre. Elle part donc en Europe. C'est dans ce monde de la Belle Epoque, entre luxe du tout Paris et soirées huppées, qu'Isadora Duncan côtoie le comte Robert de Montesquieu, la Princesse de Polignac, Clémenceau, et la crème des créateurs - Gabriel Fauré, André messager, Gustave Charpentier… Des pièces de costume tels que la somptueuse robe de Worth portée par la Comtesse de Greffuhle témoignent bien du rôle que cette élite joue dans le succès d'Isadora Duncan, qui multiplie bientôt les tournées dans le monde entier, mais divise les critiques, comme le montrent les coupures de presse réunies dans le musée Bourdelle. ''
Ma danse était le sujet de débats violents, parfois enflammés. Les journaux publiés constataient des colonnes entières qui tantôt saluaient en moi le génie d'un art nouvellement découvert, et tantôt m'accusaient de détruire la véritable danse classique, c'est à dire le ballet", écrit-elle dans
Ma Vie.
La danse est au centre de toute chose. L'école de Bellevue, que fonde Isadora Duncan, est donc plus qu'une école : un mode de vie. Des photographies de Boris Lipnitzki, accrochées dans le parcours de l'exposition, présentent en noir et blanc la maison berlinoise décorée de peintures et jonchée de vases grecs, où sont logés quarante lits pour accueillir les jeunes danseurs et danseuses. D'autres écoles seront ensuite fondées en Russie. L'enseignement de Duncan repose sur l'idée que "
le corps n'est qu'un instrument bien accordé, et ce sont les sentiments et les pensées de l'âme qu'il exprime.'' La danseuse va puiser chez les grands compositeurs, danse et invite à danser sur Chopin et Brahms, les symphonies de Beethoven, les opéras de Gluck et les
Lieder de Wagner. De la même manière que les sculptures nourrissent son geste, la musique est comme un accélérateur de ses grâces, élans et envolées. Elle puise aussi son geste dans l'imitation des peintures antiques : dans
l'Ange, elle reproduit le mouvement du bras qui joue de l'archet. Dans la
Primavera, la chorégraphie est une copie du tableau de Botticelli, où elle simule l'acte de semer les fleurs de sa main entrouverte… Comme il le faut chez le danseur antique, le geste d'Isadora est sculpté à la manière de l'oeuvre picturale grecque. Sa tête se penche ou se renverse, ses poignets, assouplis, agissent indépendamment du bras et deviennent un moyen d'expression particulièrement développé. Le suspens sur demi-pointes, ses vastes enjambées, ses récurrents temps levés et son sourire passionné lui donnent aussi une attitude divine, celle de la muse ou de la nymphe.
Son centre phrénique, que Duncan nomme ''
le ressort central'', semble incarner le lieu primordial de son geste en y délaissant la clarté du reste du corps : ''
Du ressort central de tout mouvement (situé en dessous du plexus solaire) naquit la théorie sur laquelle je fondai mon école.'' Mais pour Isadora Duncan, il ne s'agit pas d'une question anatomique : ce centre est le miroir de l'âme d'où jaillirait son geste et ses inspirations. Libérée de toute contraction musculaire, avec des bras ballants par exemple, la danse s'envole au gré de l'air et de l'inspiration. Dans une dynamique épidermique et aérienne, elle donne aussi à voir une gestuelle, par son physique plantureux, tout en chair. Le laisser-aller du reste du corps confère au geste un état de lourdeur davantage de l'ordre d'une beauté charnelle des femmes de Picasso que de celle de la femme longiligne du ballet classique. Son style, par cette apparition du poids, du relâcher, de la mise en beauté du corps mou et disgracieux, de cette nonchalance de la forme, constitue ainsi un véritable tournant dans l'histoire de la danse et incarne la marque sous-jacente du champ chorégraphique actuel.
L'enseignement d'Isadora Duncan repose sur les émotions : quel geste pour la peur ? d'où provient le geste de l'amour ? quel est le coeur du geste triste ? Toutes ces questions viennent nourrir sa réflexion sur la danse et propulsent son style au rang d'une gestuelle plutôt sensible que formelle. En revanche, Duncan croit trouver sur les bas-reliefs et aux flancs des vases - dont quelques-uns figurent dans l'exposition du musée Bourdelle - quelques gestes qui lui servent à styliser sa course hasardeuse, mais surtout à formuler son émoi. Au-delà de son discours sur la danse, d'ailleurs armé d'une multitude d'images poétiques et
mystiques en guise d'arguments, Isadora Duncan incarne une danse qui semble aussi lui échapper à elle-même. Son style, tel qu'elle le décrit, et surtout tel qu'elle le transmet à ses élèves, les "
isadorables", se confronte ainsi à un discours extrêmement subjectif et difficilement accessible. "
Il semblerait que tout cela fut difficile à expliquer à l'aide de mots, mais debout devant mes élèves (…) je leur disais: 'écoutez la musique avec votre âme. Ne sentez vous pas un être intérieur qui s'éveille au fond de vous, et que c'est par lui que votre tête se redresse, que vos bras se lèvent, que vous marchez lentement vers la lumière?' ''
Le recours aux oeuvres picturales, partout présentes dans ses écoles, est alors un moyen peut être plus efficace pour parler de sa danse. Les oeuvres de Rodin et Bourdelle sont peut-être plus signifiantes que les discours. Si, à partir de la courte et unique vidéo de l'artiste, dansant en plein air, présentée dans l'exposition, le regard du public peut être quelque peu aiguillé sur la manière d'imaginer la danse duncanienne, ce film est assurément moins riche que la vidéo des isadorables, qui ne donne certes pas à voir directement l'Isadora danseuse, mais traduit l'Isadora chorégraphe et pédagogue, et en d'autres termes, ce qu'elle fantasme de la danse. Ni féministe, ni anarchique, ni marxiste, ni nihiliste, ni bolchévique, Isadora Duncan est un emblème révolutionnaire à elle seule. De la danse à la vie, elle incarne la révolution duncanienne.
A la fin du XIXe siècle, l'éducation bourgeoise veut que le corps soit dompté, et ses exigences tues, au moyen de cours de maintien, qui dictent dos droit, cou dégagé et port élégant. Le corset diminue la respiration et ralentit la marche. Il est la matérialisation du carcan des esprits, contre lequel lutte Duncan : ''
Je prêche la liberté des esprits par la liberté du corps : par exemple, que les femmes abandonnent la prison des corsets pour la liberté fluide q'une tunique comme celle-ci (une tunique blanche de laine ou de coton, à la grecque)''. C'est ainsi qu'en 1906, le couturier Paul Poiret créé une nouvelle collection de haute couture sans corset. La vedette revient alors à ces robes hautes, dont les jupes fluides dites ''à la grecque'', comme les tenues de la danseuse, permettent le libre mouvement. Dans une époque où les femmes n'ont pas de droit politique, où la danseuse en tutu et pointes n'est que l'interprète du chorégraphe masculin, Isadora Duncan pourfend l'académisme de la danse classique et prône l'émancipation des femmes.
Ses parents divorcés, elle s'engage pour l'abolition du mariage. ''
Je me renseignai sur les lois relatives au mariage, et je fus indignée d'apprendre la condition d'esclave qui est faîte aux femmes (…) Je fis voeu de ne jamais m'abaisser à cet état dégradant. C'est un voeu auquel je suis toujours restée fidèle, bien qu'il dût m'en coûter une rupture avec ma mère et l'incompréhension du monde(…) L'une des meilleures réformes qu'ait fait le gouvernement des Soviets a été d'abolir le mariage", écrit-elle dans
Ma Vie. Armée seulement d'une petite tunique blanche transparente, Isadora Duncan se révolte contre les contraintes du corps et s'autorise la nudité, synonyme d'atteinte à la pudeur, de provocation érotique, d'atteintes aux bonnes moeurs pour ses contemporains. Le dévoilement des corps ne concerne plus que danseuses de cabaret et filles de joie. Dans l'histoire du corps il y a un ''avant'' et un ''après'' Duncan.
Isadora Duncan se plait à cultiver sa singularité, allant jusqu'à affirmer qu'elle n'est pas danseuse, refusant de figer sa chorégraphie sur papier, de laisser trace de son art libre sur pellicule, rêvant pourtant d'épigones formés à son école de danse, convaincue d'avoir transmis par son art l'amour à l'humanité toute entière. Sortie des théâtres réglementaires pour se donner en spectacle, la danseuse s'exécute en extérieur, et communie avec la Nature : sur la pelouse, à travers les bois, au Panthéon… Avec une esthétique un peu passée aujourd'hui, elle reste tout de même, semble-t-il, une initiatrice de la danse ''
in situ'', tant en vogue de nos jours : "
Les mouvements des nuages dans le vent, des arbres qui se balancent, des oiseaux qui volent (…) ont un sens spécial''. Le 14 septembre 1927, celle qu'on appelle "
la danseuse aux pieds nus" meurt brutalement, étranglée par son écharpe prise dans les roues de l'Almicar qu'elle conduit à vive allure sur la promenade des anglais.