Are you Experienced ?
Jimi Hendrix, l'homme à la veste à brandebourgs et à la Fender Stratocaster, aurait aujourd'hui 68 ans. Alors que fleurissent les hommages, à l'occasion du quarantième anniversaire de sa disparition, une exposition lui est consacrée à la célèbre boutique-galerie Renoma, qui a accueilli dans les années 1960-1970 toutes les stars du rock, des Rolling Stones à Bob Dylan, en passant par les Beatles et Eric Clapton. Maurice Renoma, le styliste "modographe" en rébellion permanente contre les diktats classiques, apporte à la mode une touche aussi instinctive que l'étaient les compositions du guitariste gaucher. Dans l'écrin de sa boutique se déploie une série d'instantanés hors des sentiers battus pour une étoile filante de la musique.
Renoma, qui officie ici en tant que directeur artistique, a fait appel à Yazid Mazou, fan inconditionnel de Hendrix, pour évoquer le
guitar hero né à Seattle. Douze photographes du monde entier - Claude Gassian, Gered Mankowitz, Jean-Pierre Leloir ou encore Christian Rose - pour des clichés pris entre 1966 et 1970, en tirage unique et grand format, disséminés çà et là dans la boutique. Certains sont inédits, à l'instar de la série de Jean-Pierre Rancurel, prise alors que le "Jimi Hendrix Experience" assurait la première partie d'un certain Johnny Hallyday et qui a été retrouvée récemment, totalement par hasard. Comme un écho à la vie chaotique du guitariste, aucun chemin n'est imposé ; libre à chacun de se promener dans la boutique - au son des morceaux de Jimi Hendrix, il va sans dire.
Avant l'incompressible "Jimi", James Marshall Hendrix naît un jour de novembre 1942. Il grandit entre un père violent et une mère alcoolique, dans un quartier pauvre de Seattle où les noirs, blancs et amérindiens se côtoient. De cette enfance esquintée, il conservera un goût pour les mélanges qui n'aura de cesse de marquer sa musique. Car celui qui, à l'époque, orthographie encore son prénom "Jimmy" manifeste très rapidement des prédispositions pour la guitare qui n'échappent pas à Chas Chandler, le producteur et bassiste du groupe The Animals. Ce dernier lui propose bientôt de partir enregister un disque en Angleterre. En 1966 sort "Hey Joe", premier morceau du Jimi Hendrix Experience, le trio formé avec Noel Redding et Mitch Mitchell. On connaît la suite, et l'ascension fulgurante de son leader : de 1966 à 1970, en seulement trois albums et un disque live -
Are you Experienced,
Axis : Bold as Love,
Electric Ladyland et
Live : Band of Gypsys - réalisés avec diverses formations, Hendrix met le monde de la musique à ses pieds. Instrumentiste inégalé doublé d'un véritable showman, il n'hésite pas à multiplier les excentricités scéniques, jouant de la guitare avec les dents, derrière la tête, allongé par terre ou encore faisant le grand écart. C'est ainsi qu'à Monterey, en 1967, il immole sa guitare par le feu avant de la jeter au sol.
Cette habileté à électriser les foules, qui connaît son apogée aux festivals de Woodstock et de l’île de Wight, ne doit cependant pas faire oublier le musicien de génie qu'était Hendrix. Dès les années 1960, il est l'un des premiers à utiliser les ressources de l'amplification et à jouer avec les effets sonores comme le vibrato ou le feedback. Improvisateur hors pair, il s'aventure, dans ses derniers morceaux, sur les territoires du funk et du free jazz et étend son influence bien au-delà des limites du rock : de Miles Davis à Santana, de Frank Zappa à BB King, les plus grands se réclament de lui et entretiennent son héritage musical. Bête de scène et de musique, Hendrix multiplie les casquettes au cours de sa carrière, puisque, en plus d’être son producteur personnel, il créé son propre studio d'enregistrement,
Electric Lady. Mais trop d'excès, trop d'alcool, trop de fatigue et de drogues épuisent rapidement le guitariste qui, dans un entretien avec Anne Bjorndal publié le 6 septembre 1970, semble déjà pressentir le baisser de rideau : "
Je ne suis pas sûr que j'atteindrai 28 ans. Je veux dire qu'au moment où, musicalement, je sentirai que je n'aurai rien à donner, je ne serai plus de ce monde." Et de fait, quelques jours plus tard, Jimi Hendrix est retrouvé inanimé dans un hôtel londonien. Comme Brian Jones un an plus tôt, comme Jim Morrison un an plus tard, il n'avait pas trente ans.
Les portraits du musicien accrochés dans la galerie Renoma éclairent plusieurs de ses facettes. C'est d'abord une star, photographiée jouant de la guitare avec la langue par Christian Rose à l'Olympia, en 1967. C'est une star encore, dont le concert devant des milliers de personnes à Bakersfield a été immortalisé par Michael Ochs en 1968 : nimbé de l'aura des projecteurs, les mains baguées formant le "v" de "Victoire", le guitariste est en communion totale avec son public. C'est une star toujours, statufiée par Gered Mankowitz avec ses acolytes du Jimi Hendrix Experience. A demi-colorisées par la suite – les peaux, laissées en noir et blanc, font ressortir les teintes criardes des costumes psychédéliques –, ces photographies deviennent rapidement parmi les plus symboliques de l'artiste.
En creux, pourtant, se laisse deviner un autre Jimi Hendrix, plus accessible, et dont la discrétion est délicatement résumée par Claude Gassian : "
Au beau milieu du fracas et de l'agitation, le bruit s'estompe soudain, la lumière devient plus subtile, le décor moins évident et la star… plus authentique que jamais, presque anonyme." Ici, le musicien, accompagné d'Alain Dister, chine au marché aux Puces de Saint-Ouen ; là, on le retrouve en train de dîner dans un restaurant de Bruxelles - la photo de Jean-Noël Coghe sera détournée plus tard par le dessinateur Moebius et servira de pochette à l'album posthume
Voodoo Soup. Et c'est avec une simplicité évidente qu'Hendrix se laisse surprendre par Dominique Petrolacci en grande conversation avec Eric Clapton au Speakeasy Club de Londres, en 1967. Cette dichotomie entre l'homme et la star est mise en lumière par la scénographie de l'exposition : à côté des photographies en tirage argentique sur papier baryté, le visage du musicien est tagué sur des cartons grossiers. Le luxe côtoie le banal. Jimi Hendrix est bien aujourd'hui une icône, dans tous les sens du terme : un orfèvre de la musique, certes, mais aussi une image peinte sur un support, et, semble-t-il, un objet commercial que d'aucuns peuvent s'approprier. Ce n'est pas un hasard si l'exposition prend place dans une boutique de mode qui, à l'occasion, propose t-shirts à l'effigie du guitariste et vestes de hussard dans le "vintage style", rappelant que l'influence de Jimi Hendrix a largement dépassé ses partitions enflammées. Et que la légende résonne aussi fort que sa vie ne fut courte.