Le miroir déformant de l'âme Avec l'exposition La Fabrique des images, présentée au Quai Branly jusqu'en juillet 2011, Philippe Descola, professeur d'anthropologie au Collège de France, propose une mise à l'épreuve de ses théories autour de la question de la représentation et de l'image. Dans une perspective qui doit au structuralisme de son maître Claude Levi-Strauss (1908-2009), l'anthropologue distingue quatre ontologies, quatre façons d'appréhender le monde, et explore les stratégies de représentation qui leur sont associées.
Sur le sol, quatre couleurs tracent autant un chemin à suivre qu'un contour des zones correspondant chacune à une ontologie différente : l'animisme, le totémisme, le naturalisme et l'analogisme. La Fabrique des images expose ainsi les thèses de Philippe Descola à travers des oeuvres issues de diverses cultures et époques variées, mais se veut surtout une sorte de vérification, d'expérimentation du système qu'il définit notamment dans Par delà nature et culture (2005). Il s'agit, dans la perspective de Descola, "de tenter de mettre à l'épreuve ses découvertes dans l'ordre de la figuration", comme l'explique Perig Pitrou, A.T.E.R. en anthropologie au Collège de France. Dansson ouvrage, Philippe Descola présente l'Occident moderne à l'aune de la dichotomie nature-culture qui fonde sa vision du monde. En se construisant comme sujet individuel, l'homme occidental a objectivé par conséquent le monde physique qui l'entoure. Mais ses rencontres avec des Indiens d'Amazonie ont éprouvé ces catégories occidentales. Dans une tentative de classification, il établit ainsi un système fondé sur les notions de ressemblance et de différence, de continuité et de discontinuité entre les intériorités des êtres et les physicalités. Les quatre grands schémas qui organisent l'espace de l'exposition en découlent.
Un masque à l'apparence animale s'ouvre comme un retable laissant apparaître à l'intérieur un visage humain. Comment interpréter le dispositif de représentation dans cette oeuvre qui provient de Colombie britannique ? En cherchant à comprendre quelle vision du monde, supportée par d'autres fondements que la nôtre, peut la sous-tendre. Ainsi, dans le système naturaliste qui domine aujourd'hui en Occident, les physicalités des êtres sont similaires. "Il existe un ensemble de lois auxquelles sont soumis les humains, les végétaux, les animaux", précise Perig Pitrou, mais les intériorités diffèrent et l'homme se distingue ainsi parce qu'ils possède précisément un esprit, une intériorité. En revanche, dans la pensée animiste, chez certains peuples d'Amazonie, de Mélanésie ou d'Amérique du Nord, si les physicalités des êtres différent, leur intériorité est semblable. L'animisme est donc "l'imputation par les humains à des non-humains d’une intériorité identique à la leur", selon les termes de Descola (p. 183). C'est ce qui permet à certains peuples amazoniens de concevoir leur relation aux plantes ou aux animaux en termes de rapports sociaux. Ainsi, dans le masque à transformation, la réprésentation du visage humain est le signe de l'intériorité que partagent les hommes avec tous les êtres vivants. A l'inverse, dans ces cultures, l'homme peut parfois se parer de plumes d'oiseaux, de dents ou de pelage, faire de lui-même une image pour tenter de posséder les qualités et les attributs physiques des animaux.
Dans la pensée totémique, chez les Aborigènes australiens notamment, les intériorités et les physicalités se ressemblent. Ainsi chaque être vit-il sous le patronage d'un totem, appelé "être du rêve", en fonction de sa date de naissance, de sa famille... avec qui il partage un certain nombre de caractéristiques intérieures et physiques. C'est pourquoi, par exemple, les Aborigènes du désert central dessinent en pointillés sur des toiles d'harmonieuses compositions colorées, retranscription chromatique des empreintes laissées par les êtres du rêve sur le paysage. Le monde totémique invisible et intemporel devient ainsi visible. Ce dispositif iconique permet de rendre compte de la manifestation des êtres du rêve dans notre monde. De même, d'autres Aborigènes représentent, par des peintures sur des écorces, ces "êtres du rêve" hors de tout contexte et de toute narration dans le "temps du rêve", le temps primordial, "pour privilégier la correspondance de structures entre l'humain et le non-humain", selon les termes de Perig Pitrou.
Enfin, l'analogisme, que l'on trouve en Chine ou en Méso-Amérique, est un système de pensée où les intériorités comme les physicalités des êtres diffèrent mais, pour gérer cette multitude de singularités, la pensée conçoit des analogies, c'est-à-dire des rapprochements, pour organiser la diversité. Ainsi, la co-présence d'éléments hétérogènes, la mise en abyme ou le système fractal sont-ils des méthodes pour mettre en valeur cette conception du monde. La complexité de l'oeuvre de José Benitez Sanchez, La Vision de Tatutsi Xuweri Timaiwene (Mexique, 1980), où les motifs s'entremêlent pour raconter des histoires mythologiques autour de cercles centraux, les yeux du chaman, semble un entrelacement infini de sens qu'une vidéo décrypte section par section, guidant le regard dans ce labyrinthe de couleurs vives. Mais ce cosmogramme, cette vision du cosmos, est comme projeté sur le visage du chaman, image microcosmique du macrocosme. De même les structures en quinconce des offrandes votives en forme de croix treflée des Huichols figurent un emboîtement infini de la même forme, à l'image du fonctionnement du Cosmos.
Ces quatre ontologies se confrontent au sein d'une même salle au début, comme pour une première approche et à la fin dans l'ultime espace qui clôt le voyage et met en garde contre les "faux amis". En effet, la similarité formelle apparente entre deux représentations du corps humain peut en réalité cacher une différence fondamentale : d'un côté une représentation de type naturaliste, où le corps est objectivé de manière scientifique ; de l'autre, un corps considéré comme un microcosme reflet du macrocosme dans une perspective analogique. Le système que présente Descola est donc une grille de lecture qui lance des pistes mais, comme tout système, il est un guide qu'il faut nuancer. L'anthropologue précise notamment dans ses ouvrages que deux ontologies peuvent coexister au sein d'une même culture : si l'ontologie dominante en Occident aujourd'hui est le naturalisme, certains phénomènes comme l'astrologie relèvent d'une autre ontologie. "Il ne s'agit donc pas de quatre humanités, mais de quatre rapports au monde plus ou moins actualisés dans différentes cultures", souligne Perig Pitrou.
Témoins de cette impossibilité de diviser simplement le monde en quatre aires géographiques correspondants aux différentes ontologies, les planisphères placés dans la première salle. L'exemple le plus frappant est sans doute l'Occident, où l'ontologie naturaliste ne s'est imposée que tardivement. Au Moyen-Âge, comme l'analyse Michel Foucault dans Les Mots et les Choses (1966), la pensée était ainsi analogique : chaque élément de l'univers était une image de Dieu. C'est pourquoi la peinture médiévale n'est pas réaliste au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Ce n'est qu'au XIVe siècle, avec l'émergence du sujet et de la notion d'individu, que naissent d'une part le genre du portrait et, d'autre part, les genres mimétiques qui placent désormais le monde face au sujet que sont la nature morte et le paysage, ce dernier apparaissant pour la première fois à travers les petites fenêtres ouvertes sur le monde à l'arrière-plan des portraits de la Renaissance. "Tandis que la peinture du Moyen-Âge traitait les éléments extraits de l’environnement comme autant d’icônes éparpillées dans un espace discontinu, les asservissant aux finalités symboliques et édifiantes de l’image sacrée, écrit Philippe Descola, la veduta [fenêtre] intérieure organise ces éléments en une totalité homogène qui acquiert une dignité presque égale à l’épisode de l’histoire chrétienne dépeint par l’artiste. Il suffira dès lors d’agrandir la fenêtre aux dimensions de la toile pour que le tableau dans le tableau devienne le sujet même de la représentation picturale et, en effaçant la référence religieuse, s’épanouisse en un véritable paysage." (p.92) Comme une application directe, l'une des toiles prêtées le Louvre pour l'occasion est accrochée plus loin : Vue d'une ville fortifiée avec un pont de Lucas Gassel (Flandres, XVIe siècle), qui s'offre au regard du sujet qui l'observe.