Au soleil de Vermeer
Le Mauritshuis, Musée Royal de Peintures de La Haye, capitale des Pays-Bas, consacre cet été une exposition à l'artiste le plus célèbre de sa collection : Johannes Vermeer (1632-1675), en réunissant les trois premières toiles du peintre pour la première fois dans une même exposition. L'occasion de (re)découvrir, in situ, les chefs d'oeuvre du Siècle d'or Hollandais.
Les pieds dans l'eau du canal Hofvijver, le Mauritshuis abrite depuis 1822 la collection de peinture des princes d'Orange-Nassau, et réunit notamment les plus grands chefs-d'oeuvre du XVIIe siècle, qualifié souvent d' "âge d'or" de la peinture hollandaise. Cette floraison artistique et culturelle naît dans un contexte économique et politique exceptionnel : créée en 1581, la République des Provinces-Unies (ancêtre des Pays-Bas) devient très vite la première puissance commerciale du monde. Et les oeuvres d'art sont un moyen, pour les marchands aisés et les familles bourgeoises, de prouver leur richesse. Le genre du portrait est alors en plein essor ; certains peintres, comme Frans Hals (1583-1666), en font leur spécialité. Peints sur le vif, ses tableaux ne se contentent pas de refléter le rang social de leur sujet, ils en
révèlent l'intériorité. Vincent Van Gogh admire ainsi la facilité expressive de Hals lorsqu'il se rend en Hollande en 1885 : "
Peindre d’un seul coup, autant que possible, en une fois ! Quel plaisir de voir ainsi un Frans Hals !" Hôte non moins célèbre du Mauritshuis : Rembrandt (1606-1669). Dans la fameuse
Leçon d'anatomie du docteur Nicolaes Tulp (1632), le peintre crée un portrait de groupe à la fois inquiétant et fascinant : autour du cadavre blanchâtre au bras gauche disséqué, rouge sang, le maître de médecine a l'assurance docte du savant, et les sept chirurgiens d'Amsterdam se penchent sur le corps avec intérêt. Chaque visage est singulier, et le travail sur la carnation de la peau, celle du mort et celle des vivants, saisissant. Ici, l'art profane prend une dimension sacrée.
Inséparable de la Réforme, l'art hollandais bannit en effet la grande peinture d'église, et, en réaction contre les excès en tous genres du catholicisme, refuse les fastes de l'art baroque. Les artistes hollandais en viennent donc à puiser leur inspiration dans l'univers domestique et la nature, qu'ils s'appliquent à reproduire avec un réalisme saisissant. Le genre de la nature morte connaît ainsi son heure de gloire. Les fleurs de Jan Davidsz de Heem (1606-1684) ou les fraises d'Adriaen Coorte (1665-1707) semblent plus vraies que nature... Mais, comme souvent dans l'art hollandais, une signification allégorique vient assombrir cette légèreté virtuose de la touche : derrière la fraîcheur d'un fruit ou l'aspect fané d'un pétale se cache souvent une Vanité, qui rappelle au visiteur sa finitude, et la fatuité de toute chose.
Aux portraits et aux natures mortes se joint enfin l'un des motifs les plus représentatifs de l'art hollandais : la peinture de genre. Instants de vie et joies simples du foyer y sont à l'honneur.
La Jeune mère de Gerrit Dou (1613-1675) veille sur son enfant, la
Dame écrivant une lettre de Gerard ter Borch (1617-1681) se penche studieusement sur son pupitre, tandis que les maîtres de musique viennent donner leur leçon. Feutrés, doucement éclairés, ces intérieurs donnent l'image d'un univers domestique humble et paisible, et expriment, selon la formule de Tzvetan Todorov, un véritable "
éloge du quotidien". Heureusement, le talent gaillard de Jan Steen (1625-1679) vient pimenter ces pudiques scènes de genre : à la fois peintre et propriétaire d'une auberge, cet artiste sait traduire la gaieté paillarde des fêtes populaires. On y boit, on y mange, et on y conte fleurette. Sous ses airs enfantins, la petite
Mangeuse d'huître toise le spectateur d'un regard effronté et l'invite à partager des plaisirs peu innocents suggérés par le symbole de l'huître, perçue à l'époque comme un aphrodisiaque...
Mais le maître du Mauritshuis, à la fois grand portraitiste et
maître de la peinture de genre, demeure Jan Vermeer de Delft (1632-1675). Le musée expose, dans sa collection permanente, trois oeuvres dont deux des plus connues : la mystérieuse
Jeune fille à la perle, et la
Vue de Delft. A ces oeuvres s'ajoutent dans l'exposition temporaire deux tableaux de jeunesse transportés pour l'occasion. Soit cinq toiles, parmi les trente-six qu'il reste de l'artiste, dispersées dans le monde, pour mieux appréhender l'évolution de son style. Vermeer s'inspire à ses débuts de la mythologie, comme dans
Diane et ses nymphes (1654), ou de la Bible lorsqu'il crée en 1655
Le Christ dans la maison de Marthe et Marie. Ces toiles - dont la seconde vient d'Edimbourg - témoignent de l'académisme de ses premières oeuvres ; Vermeer semble vouloir s'inscrire dans le genre noble de la peinture d'histoire.
Cependant, dès
L'Entremetteuse de 1656, habituellement exposée à Dresde, Vermeer se tourne vers la peinture de genre et ne la quittera plus. Malgré quelques maladresses, la manière de l'artiste se révèle déjà : l'épaisse tapisserie, ses arabesques et ses couleurs chaudes, est au premier plan, comme dans la plupart de ses tableaux, et le vêtement jaune de la figure féminine annonce tous ceux qui suivront. Ce n'est qu'un peu plus tard que le peintre commence à utiliser ce bleu caractéristique, tiré des pigments du lapis-lazuli, et que l'on retrouve notamment dans le turban de la
Jeune fille à la perle (1665). Le mystère de Vermeer vient de la récurrence de ses motifs qui se répondent d'une toile à l'autre : la perle, le vêtement jaune, la fenêtre à gauche du tableau, le dossier d'une chaise, comme si l'univers de l'artiste ne s'était réduit qu'à quelques pièces, quelques objets significatifs. La lumière, qui filtre à travers de petits carreaux, se pose toujours délicatement sur la peau des personnages, se reflète discrètement dans les objets de verre, et baigne l'ensemble des oeuvres dans une atmosphère ouatée, silencieuse.
Tombé dans l'oubli pendant deux siècles, Vermeer est redécouvert en 1842 par un critique d'art français, Théophile Thoré, qui admire à La Haye la
Vue de Delft. Fasciné par ce paysage urbain immobile et lumineux, Thoré part à la recherche des oeuvres de l'artiste, se passionne pour lui, et le fait connaître au reste de l'Europe. Il qualifie alors le peintre de "
Sphinx de Delft", tant ses oeuvres demeurent énigmatiques. Le regard de la Jeune fille à la perle, à la fois doux et triste, n'est en effet pas moins célèbre et mystérieux que celui de la
Joconde. Vermeer fascina également un autre homme de lettres français qui, en retour, contribua à nourrir son aura. Marcel Proust, alors jeune mondain du Tout-Paris, rapporte ainsi sa visite au Mauritshuis et sa rencontre avec la
Vue de Delft en 1902 : "
J'ai su que j'avais vu le plus beau tableau du monde." Cette admiration ne quittera jamais l'écrivain français, et enrichira considérablement son inspiration. En 1921, un an avant sa mort, malade et très affaibli, le romancier profite d'une exposition
de peinture hollandaise au Jeu de Paume, à Paris, pour contempler une dernière fois la toile. Cet épisode donne alors lieu à l'un des passages les plus connus de
À la Recherche du temps perdu : Bergotte, figure tutélaire de l'écrivain pour le jeune héros, personnage important pour le sens global de l'oeuvre, meurt brutalement dans un musée, face à la toile de Vermeer. Un détail surgi de la
Vue de Delft lui offre une ultime révélation, fatale. "
C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune."
C'est ce petit pan de mur jaune, infime carré lumineux situé à l'arrière-plan du tableau, parmi un ensemble de toitures grises, et sous un ciel nuageux, qui semble alors incarner à lui seul le génie de Vermeer. Il porte également en lui un art du roman caché, dont la signification, trop forte, abat le romancier fictif qui n'a pas su le saisir à temps. Proust aime à ponctuer son récit de références à l'art, et notamment à la peinture. Son musée imaginaire est extraordinairement riche, et la peinture hollandaise y tient une place de choix. Mais si Rembrandt y est souvent cité, c'est bien au soleil de Vermeer que le romancier, reclus dans sa chambre capitonnée de liège de la rue Hamelin, vint se chauffer une dernière fois.