Promesses du passé et lignes brisées
Au Centre Pompidou, jusqu'au 19 juillet, l’art de l'ancienne Europe de l'Est ressurgit sous forme de questionnement : vingt ans après la chute du mur de Berlin, comment penser l'ancestrale opposition entre l'Est et l'Ouest ? À l'heure de la globalisation, quel regard porter sur l'art des anciens Etats du bloc communiste, et comment hériter de ces pratiques artistiques ? Traversant plusieurs pays et plusieurs générations, présentant des œuvres de plus de cinquante photographes, vidéastes et plasticiens issus pour la plupart d'Europe centrale et orientale, l'exposition Les Promesses du passé cherche une place pour un passé révolu, qui ne finit pourtant pas d'interpeller les artistes contemporains, avec l'intention d'accentuer la polyphonie et la discontinuité qui s'opposent à une vision linéaire de l'histoire, alors que le titre, emprunté au penseur Walter Benjamin, interroge la manière dont cette histoire discontinue est aujourd'hui réactualisée.
Ce regard croisé entre le passé et le présent donne l'occasion de découvrir les multiples enjeux des pratiques artistiques dans les pays de l'ex-Europe de l'Est, avant la chute du Mur de Berlin, bien que les spécificités du contexte culturel ne correspondent pas toujours aux idées reçues et à la représentation habituelle de l'art "de l'Est". Christine Macel, commissaire de l'exposition, explique ainsi avoir été frappée "
par le désir des artistes de plusieurs pays, dont [elle a]
conscience de l'hétérogénéité, envers le maintien d'une sphère de l'art autonome, plutôt qu'un art dissident comme l'Ouest en a souvent le cliché ; notamment à travers la vague d'anti-art qui débute au milieu des années 1950, avec la figure de Mangelos à Zagreb, puis avec le groupe Gorgona et ses anti-magazines, et qui se poursuit dans plusieurs pays avec notamment les antihappenings de Július Koller en ex-Tchécoslovaquie." L'occasion de découvrir une véritable
"idéologie de l'Ouest, tellement intégrée en chacun qu'elle nous était devenue invisible", qui se distingue de l'Est dans le vécu de l'espace public et de l'espace
privé,
"du fait bien sûr des diverses censures exercées ça et là à divers degrés. Enfin, l'ancien Est de l'Europe a été particulièrement confronté à la question du modernisme, à la nostalgie envers ses utopies non réalisées et à la question d'inventer des alternatives pour le futur, notamment autour de la question du 'vivre-ensemble'."
La volonté de dégager ces enjeux détermine l'organisation de l’exposition : il ne s'agit ni de suivre une chronologie ni de dessiner une carte, mais de proposer sept grands thèmes regroupant des œuvres dont la diversité est vivifiante. Ainsi
les Lampes-Bouche (1966) de la Polonaise Alina Szapocznikow, les déambulations du Serbe Neša Paripović qui suit une ligne droite imaginaire à travers Belgrade (
NP 1977, 1977), et les ruines contemporaines photographiées par le jeune Français Cyprien Gaillard (
Cairns, 2008) s'inscrivent dans une même histoire. Le parcours s'ouvre sur un questionnement des utopies modernistes, proposant des regards critiques et / ou nostalgiques sur le projet d'inscrire la création artistique dans la vie sociale. Le cheminement se poursuit chez Dimitri Prigov et Július Koller, dont le dessein est d'échapper au rôle du guide et d'enseignant que leur confère la société, en fuyant dans des mondes parallèles empreints d'un spiritualisme qui peut aussi bien rejoindre le mysticisme que la critique sociale. Un autre segment est consacré justement à l'anti-art, cette pratique propre aux pays de l'ancienne Europe de l’Est, tandis que l'étape suivante interroge la césure entre espace public et espace intime, et explore les différentes limites entre les deux.
Parmi d'autres, la pratique du geste privé d'apparence anodine et de nature contestataire, qui ouvre à l'époque l'espace public à la création artistique, comme dans les micro-actions de l'artiste tchèque Jiří Kovanda dans les années 1970. Le Hongrois Tibor Hajas brouille aussi les frontières entre la sphère publique et privée, lorsqu'il fait défiler des passants devant une caméra fixe dans son
Auto-défilé de mode (1976). Variant l'approche de la création symbolique et spirituelle à la dénonciation explicite, les discours autour de la question du féminin et les diverses attitudes féministes représentent un autre thème majeur. Une dimension particulière de l'art en ex-Europe de l'Est concerne
l’aspect politique : alors qu'un véritable art engagé et une critique explicite des institutions le plus souvent faisaient défaut, le rôle critique incombait en réalité à des gestes micropolitiques. Le dernier segment de
Promesses du passé regroupe les contemporains qui se sont inspirés de ces traditions artistiques, travaillant sur les questions de la foi en l'utopie moderne ou du rôle social de l'artiste.
Le passé est représenté mais aussi revisité tout au long du parcours, car tous les segments thématiques intègrent à titre égal des œuvres créées avant la chute du Mur et des actualisations contemporaines de cet héritage artistique. Place est faite ainsi à des artistes contemporains tels que Paweł Althamer et Monika Sosnowska, Anri Sala, Dan Perjovschi, ou encore Mircea Cantor, qui filme un drapeau noir en train de se consumer (
Shadow for a while, 2007), image de disparition et d'ultime résistance. Selon Christine Macel, si les artistes contemporains issus de l'ancien Est qui ont émergé après la chute du Mur ont pris une place très importante sur la scène internationale, il ne faut pas croire à un hasard : "
Bien sûr le post-communisme a permis à ces artistes de voyager et d'être exposés, mais ils ont tous d'une manière différente développé des pratiques qui reposaient sur un héritage différent de celui de l'Ouest et que leur création s'en est trouvée caractérisée dans ses formes comme dans ses contenus. D'une certaine manière, beaucoup d'entre eux ont permis de renouveler les formes artistiques des années 2000. C'est aussi la raison pour laquelle je voulais faire cette exposition et travailler avec une co-commissaire polonaise, Joanna Mytkowska."
Les promesses du passé tisse ainsi des liens entre des pays et des époques tout en refusant de donner à cet ensemble un aspect de continuité. Si bien que, puisque le visiteur a tendance à envisager un parcours d'exposition comme une totalité qui fait sens, la volonté de représenter une histoire discontinue nécessitait une approche inventive dans la présentation des œuvres : "
C'est un défi en termes de commissariat de quitter le schéma confortable de l'histoire comme processus continu, schéma qui permet de ranger tout dans des cases qui paraissent s'imbriquer merveilleusement et logiquement", précise Christine Macel. "
Or on sait très bien que l'histoire est faite de soubresauts, de retours en arrière, de suspensions, de bifurcations, et qu'elle n'est pas basée sur un progrès continu comme le libéralisme technologique a voulu le faire croire. Évidemment cela pose des questions à l'historien d'art en terme d'exposition assez complexes, et c'est pour cela que nous avons, Joanna Mytkowska et moi-même, voulu faire appel à deux artistes, Monika Sosnowska et Tobias Putrih pour créer des formes en cohérence avec notre vision de l'histoire. Cependant in fine, nous sommes parvenues tout de même à créer une narration, bien qu'en lignes brisées, mais qui ressemble plus à la vie." Aussi, si Tobias Putrih donne à l'espace 315, où se trouvent réunis des sources, archives, documents et films, l'ambiance d’un lieu de création autant que de présentation muséal, la scénographie originale de Monika Sosnowska, incarnant justement cette ligne brisée grâce à une série de panneaux disposés en zigzag au milieu de la salle, ne permet pas un point de vue englobant, mais réserve une suite de surprises à chaque pan de mur.