L`Intermède
Lisette Model ; photographe ; Harpers Bazaar ; exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, street photography, New-York, Diane Arbus ; Promenade des Anglais ; critique ; Rogi AndréLisette Model, l'envers du miroir
"C'est l'instant qui fait l'image". Jeté ainsi, ce mot de Lisette Model (1901-1983), recueilli par le critique Jean-François Chevrier un jour de mai 1979 à New-York, ne fait guère révolution pour l'art de la photographie. Et sans doute est-ce ce sentiment d'une artiste qui ne se rend pas d'emblée incontournable qui explique que Lisette Model n'ait pas été exposée en France jusqu'à ce jour. Avec le concours de la Fondation MAPFRE de Madrid, qui a accueilli les instantanés de l'artiste de septembre à janvier dernier, le musée du Jeu de Paume offre donc la première rétrospective d'une photographe trop longtemps éclipsée à la faveur des générations qui l'ont suivie, quant il ne s’agissait pas directement de ses propres élèves, parmi lesquels Diane Arbus et Larry Fink. L'exposition, sobrement intitulée Lisette Model, est à découvrir jusqu'au 6 juin.
 
Le Jeu de Paume, respectant un parcours chronologique simple et naturel, propose une déambulation parmi quelques extraits des plus grandes séries de Lisette Model - Promenade des Anglais, Running Legs, Reflections... Avec quelque cent-vingt tirages, essentiellement d'époque, la commissaire d'exposition Cristina Zelich tourne les pages marquantes de la vie de l'artiste. Si la petite Model naît à Vienne en 1901, d'un père italo-autrichien et d'une mère française, la photographe, elle, éclôt à Paris en 1933 et ne goûtera au grand succès qu'à New-York, dans les années 1940.
 
Rien ne devait la destiner à la photographie ; à la fin de sa vie, Model confie même dans un entretien avec Janet Beller le 27 juillet 1979 : "La photographie ne m'intéressait pas. Je ne savais pas du tout ce que c'était. (…) Je n'ai jamais voulu être photographe, c'est un pur hasard, ce qui est parfois très bien, car on ne connaît rien, on n'a pas de préjugés, on ne suit pas une mauvaise formation, on plonge tout simplement". D'abord formée à la musique classique par Arnold Schönberg, la jeune femme n'a que 23 ans lorsqu'elle quitte sa ville natale pour Paris, où elle Lisette Model ; photographe ; Harpers Bazaar ; exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, street photography, New-York, Diane Arbus ; Promenade des Anglais ; critique ; Rogi Andréentend étudier le chant avec la célèbre soprano polonaise Marya Freund. Près de dix ans s'écoulent, pendant lesquels Model finira par abandonner le chant pour le pinceau, puis, enfin, le pinceau pour l'objectif. Liée d'amitié avec les photographes Rogi André et Florence Henri, l'apprentie est encouragée à prendre ses premières images dans les rues parisiennes. La photographie humaniste est alors à ses balbutiements, et les premiers clichés de Lisette Model, Vendeur de fleurs ou Homme endormi au bord de la Seine, ne sont pas sans en rappeler l'esprit.

Mais les prises de vue de la photographe jurent déjà avec les conventions : refus du format carré, recadrages fréquents, tirages gris et peu contrastés… Model n'est pas une experte en technique de laboratoire et ne le sera jamais. Elle préfère se concentrer sur ce qui lui est conté par la vie à travers l'œil de son appareil. Suivant un premier parti pris frappant, témoin toujours plus que spectatrice, elle s'autorise un regard franc et critique. Lisette Model réalise à Nice, en 1934, la série de la Promenade des Anglais, suite de portraits de la bourgeoisie locale dont le cadrage serré, cernant les sujets, concourt à accentuer un ton dénonciateur que l'artiste ne peut réprimer. Bien qu'issue d’une famille bourgeoise aisée, la jeune femme contient une forme de révolte. Mais son regard, s'il est malicieux, sait aussi être amusé et tendre, jugement nuancé que le noir et blanc, et toute la palette de gris entre chaque polarité, contraire en cela à la couleur, exprime avec beaucoup de naturel. Il reste que nulle convention, sociale aussi bien qu'artistique, n'a raison de l'artiste. Puisant dans ce tempérament culotté, elle signe très tôt nombre de ses images d'un goût prononcé pour le gros plan.

Cette proximité avec la surface du sujet, qui ne laisse pas d’embarrasser, dit aussi et surtout son intérêt pour le genre humain : "C'est la surface qui m'intéresse. Parce que la surface est l'intérieur." Forte de cette intuition, elle s'envole en 1938 pour New-York, avec son mari, le peintre Evsa Model.  Pour être le voyage de la fascination, New-York sera un aller sans retour. Intriguée, émue, Lisette Model réalise entre 1939 et 1945 les séries Reflections, où Lisette Model ; photographe ; Harpers Bazaar ; exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, street photography, New-York, Diane Arbus ; Promenade des Anglais ; critique ; Rogi Andréelle capte la ville à travers les reflets des vitrines, et Running Legs, qui accroche quelques talons claquant le macadam, scellant son originalité vis-à-vis de ses contemporains mais aussi du reste de sa propre production, essentiellement consacrée aux portraits. Son regard européen offre une lecture originale de la cité, de son gigantisme et sa frénésie. Soucieuse de rendre justice à la singularité de la photographe, la commissaire Cristina Zelich évoque combien cette dernière rechignait à parler de "street photography", ou de "photographie documentaire": "Lisette Model était fascinée par les personnes plus que par les évènements. Elle portait un regard différent de celui de ses pairs appartenant à la Photo League qui, s'ils photographiaient aussi Harlem ou les rues du Lower East Side, gardaient des vues beaucoup plus lointaines. Les premières séries de Model sur New-York expriment l'impact que la ville eut sur elle. C'est cet étonnement que sa photographie raconte."
 
Lisette Model explore d'abord une vision indirecte, comprenant que celle-ci rend mieux compte de son exaltation. Dans Reflections, l'objectif pointé sur les vitrines de magasins, elle joue de la superposition naturelle de plusieurs réalités en reflets, non sans faire écho à une appréhension de type surréaliste. Mais la question des influences reste un point délicat de l'œuvre de l'artiste : "Elle a toujours revendiqué ne pas avoir de culture visuelle et ne s'est donc jamais avouée d'influences directes, poursuit la commissaire. Il est toutefois peu probable qu'il en ait été ainsi. D'abord parce qu'elle a, enfant, un précepteur et une éducation très complète. Elle connaît ensuite Schönberg, et intégre les cercles artistiques de son époque. A Paris, elle fréquente quelques grands noms de la photographie, alors que son mari possède pendant un temps une librairie d'art regorgeant de livres divers." Bercée dans ce bouillon de culture, Model n'est donc pas la photographe autodidacte qu'elle laisse entendre, et reconnait explicitement une dette à l'égard de Schönberg - "Si un professeur eut une grande influence dans ma vie, ce fut sans nul doute Schönberg", dira-t-elle - ainsi que de Rosa Klein (dite Rogi-André), de qui elle reçoit l'unique leçon de photographie qu'elle ait jamais admise : "Never take a picture of anything you are not passionately interested in" ("Ne jamais prendre en photo ce qui ne te passionne pas"). C'est bien cette passion qui anime une série comme Running Legs, rLisette Model ; photographe ; Harpers Bazaar ; exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, street photography, New-York, Diane Arbus ; Promenade des Anglais ; critique ; Rogi Andréemarquable de rythmicité. Proche du sol, l'œil rivé aux pieds des passants, Lisette Model saisit les battements pressés de la valse des jambes citadines.
 
Ce sont les années fastes de l'artiste. Un jour de 1941, et sur les conseils d'Alexey Brodovitch, directeur artistique du magazine Harper’s Bazaar avec qui elle collaborera pendant près de quinze ans, Lisette Model va s'entraîner sur la plage de Coney Island. Une femme corpulente, en maillot de bain, l'interpelle alors et lui demande de la photographier. Campée sur ses pieds, buste en avant, son large sourire donné comme un rire peint une joie de vivre presque candide. Puis s'allongeant au bord de l'eau, l'inconnue ose une pose plus langoureuse. Lisette Model vient de capturer deux images majeures de sa carrière. Cet "attrait instinctif", ainsi qu'elle le nomme elle-même, pour les formes rondes et volumineuses l'anime toute sa vie, se manifestant dès Paris et jusque dans sa dernière commande de Belmont Park Race Track en 1956. Au célèbre épisode de la baigneuse font suite les séries non moins célèbres de Lower East Side, quartier populaire du sud de Manhattan formé de communautés en provenance d'Europe, du Sammy's bar, ou de lieux plus privilégiés comme l'Opéra de San Francisco.

Ces années marquent aussi ses débuts dans l'enseignement, à la California School of Fine Arts d'abord, puis à la New York School for Social Research à partir de 1951. Model photographie alors de moins en moins, nonobstant une précieuse série de portraits de grandes figures du jazz telles que Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, ou Frank Sinatra, pris dans toute leur vivacité. Mais ce sont d'autres inquiétudes et déconvenues qui empêchent la photographe de poursuivre sur le chemin de la prospérité qui lui est Lisette Model ; photographe ; Harpers Bazaar ; exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, street photography, New-York, Diane Arbus ; Promenade des Anglais ; critique ; Rogi Andréouvert : avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, Harper's Bazaar, qui était restée la seule publication à l'employer, adopte une ligne éditoriale plus conservatrice et se détourne progressivement de ses travaux. Des difficultés financières, un projet avorté de livre consacré aux musiciens de jazz, l'enquête dont elle fait l'objet par la Commission des activités anti-américaines durant un séjour en Europe, diminuent considérablement la liberté de l'artiste, qui continue par la suite à exercer son oeil comme collaboratrice d'autres photographes, et enseignante.

Portraits au fin cadrage, close-up jamais bercés de sentimentalisme et sans retouches, la sélection de Cristina Zelich salue avec justesse l'audace d'une photographe qui montre avant tout la solitude et la vanité d'une certaine forme d’existence. Souhaitant que cette dernière soit "présente dans l’exposition d’une façon plus physique", la commissaire propose un espace audio diffusant l'une des dernières interviews de Lisette Model, professeure exigeante et critique sévère, restée pleine d'humilité ; elle qui confiait ces mots : "On m'a souvent demandé ce que je voulais prouver avec mes photographies. La réponse est que je ne veux rien prouver. Elles me prouvent quelque chose à moi, et c'est moi qui en tire une leçon."

Marion Genaivre
Le 19/02/10

Lisette Model ; photographe ; Harpers Bazaar ; exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, street photography, New-York, Diane Arbus ; Promenade des Anglais ; critique ; Rogi André
Lisette Model
, jusqu'au 6 juin 2010
Jeu de Paume
1 Place de la Concorde
75008 Paris
Mar-Ven : 12h-19h ; Sam-Dim : 10h-19h
Nocturne le mardi (21h)
Tarif plein : 7€
Tarif réduit : 5€
Rens. : 01 47 03 12 50









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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Reflections (Reflets), New York c. 1939-1945 Fundación MAPFRE, Madrid © The Lisette Model Foundation, Inc. (1983). Used by permission
Photo 1 San Francisco 1949 National Gallery of Canada, Ottawa, don de la Succession de Lisette Model, 1990, sous la direction de Joseph G. Blum, New York, par l'entremise des American Friends of Canada. © The Lisette Model Foundation, Inc. (1983). Used by permission
Photo 2 Promenade des Anglais, Nice C. 1934 National Gallery of Canada, Ottawa, don de la Succession de Lisette Model, 1990, sous la direction de Joseph G. Blum, New York, par l'entremise des American Friends of Canada. © The Lisette Model Foundation, Inc. (1983). Used by permission
Photo 3 Reflection [Reflet] New York, c. 1939-1945 Tirage gélatino-argentique d’époque. 42 x 34,5 cm National Gallery of Canada, Ottawa, don de la Succession de Lisette Model, 1990, sous la direction de Joseph G. Blum, New York, par l’entremise des American Friends of Canada © The Lisette Model Foundation, Inc. (1983). Used by permission
Photo 4 Running Legs, 5th Avenue [Jambes de passants, 5e avenue] New York, c. 1940-1941 Tirage gélatino-argentique moderne (1980). 49,4 x 39,4 cm National Gallery of Canada, Ottawa, achat 1985 © The Lisette Model Foundation, Inc. (1983). Used by permission
Photo 5 Louis Armstrong c. 1954-1956 Tirage gélatino-argentique d’époque. 27,2 x 34,8 cm National Gallery of Canada, Ottawa, don de la Succession de Lisette Model, 1990, sous la direction de Joseph G. Blum, New York, par l’entremise des American Friends of Canada © The Lisette Model Foundation, Inc. (1983). Used by permission
Photo 6 Nick’s New York, c. 1940-1944 Tirage gélatino-argentique d’époque. 25 x 34,7 cm National Gallery of Canada, Ottawa, don de la Succession de Lisette Model, 1990, sous la direction de Joseph G. Blum, New York, par l’entremise des American Friends of Canada © The Lisette Model Foundation, Inc. (1983). Used by permission