Pictural / scriptural : Aragon et l'art moderne
André Breton, Philippe Soupault, Louis Aragon : trois écrivains, au rôle majeur dans le mouvement surréaliste, qui ont mis leur plume au service de la peinture - déjà, l'hiver dernier, l'exposition La subversion des images au centre Pompidou s'intéressait aux relations entre le Surréalisme et l'image. C'est au troisième de ces auteurs que le musée de la Poste consacre une nouvelle exposition, regroupant plus de cent cinquante œuvres d'une quarantaine d'artistes qui ont inspiré l'auteur du Paysan de Paris (1926). De Pablo Picasso à Alberto Giacometti en passant par Georges Braque, Marcel Duchamp, Henri Matisse, André Fougeron ou encore John Heartfield, Aragon et l'art moderne dessine jusqu'au 19 septembre un parcours circulaire, à l'image des rapports que l'écrivain a entretenu avec l'art : d'abord séduit par les techniques cubistes et surréalistes de l'art moderne, il s'intéressera ensuite, comme on l'oublie souvent, au "réalisme socialiste", avant de renouer avec ses premières amours.
En mettant en regard toiles, dessins, collages et sculptures qui ont inspiré Louis Aragon (1897-1982), l'exposition en forme de jeu d'échos invite à les redécouvrir à l'aune de son oeuvre littéraire. Non pas le regard intellectualisé du critique d'art qui se propose d'en offrir une analyse - Aragon n'a reçu aucune formation et ne prétend pas jouer un tel rôle -, mais le regard neuf du spectateur qui reçoit simplement l'impression de l'œuvre et qui la partage dans toute sa fraîcheur, tel le regard de l'amoureux frappé par la foudre, comme l'explique Jean Ristat,
éditeur des oeuvres complètes et exécuteur testamentaire de l'écrivain : "
Aragon n'est pas critique d'art. C'est un écrivain qui parle des peintres en amoureux de la peinture". L'écrivain écrit d'ailleurs, à propos de la
Fiancée au visage bleu de Marc Chagall (1887-1937) : "
Quand j'ai rencontré la peinture de Marc Chagall, je me suis mis à l'aimer comme les femmes, pour le maquillage, pour le désordre et la déraison. Est-ce que l'on sait que penser de qui vous fait perdre la tête ? On en est ébloui, voilà tout."
Pour autant, les écrits d'Aragon ne sont pas de simples jugements de valeur : la justesse de ses commentaires témoigne d'une perception fine et précise du travail des artistes. Simplement, en place d'une longue analyse détaillée, il nous livre des "
raccourcis fulgurants", ainsi que le raconte Josette Rasle, commissaire de l'exposition. Aragon, ajoute-t-elle, "
regarde l'art avec un œil de poète, un œil d'écrivain". Il le reconnaît lui-même : écrire sur les artistes, ce n'est pas être critique mais c'est faire un roman : "
Et naturellement, écrira-t-il à propos de Boltanski
, n'étant pas plus critique d'art que peintre, je tiens tout cela pour du roman, pour une technique nouvelle du roman sur laquelle il me faudrait deux cents pages au moins pour m'expliquer, pour faire le roman de ce roman-là."
Un roman à l'image de celui qu'il consacre à l'oeuvre d'Henri Matisse (1869-1954), dont il ne fait la connaissance effective qu'en 1940 mais qu'il avait déjà rencontré bien avant, par l'intermédiaire de ses tableaux, peut-être dès 1913, au Salon des Indépendants, si l'on en croit la légende. Les multiples esquisses de portraits d'Aragon réalisées par Matisse témoignent de la relation entretenue par les deux hommes. Aragon déclarait à leur sujet qu'elles lui offraient une meilleure image de lui-même que les miroirs, car empreintes du regard de Matisse. Ainsi, le peintre dessine l'écrivain et l'écrivain romance la vie du peintre. Entre deux tableaux, un film : des images de la demeure de Matisse à Nice où Aragon, faisant le projet d'écrire une œuvre à propos du peintre, est allé le rejoindre en 1940. Défilent alors quelques uns de ses tableaux, tandis qu'en contrepoint la voix de Jacques Weber fait entendre des passages de
Henri Matisse, roman (1971). Le titre dit bien son nom : écrire sur l'art, c'est faire œuvre à partir d'une autre œuvre, un peu à la manière de son appartement, qu'il avait orné de tableaux, de textes, de photographies, suite au décès de sa muse et femme Elsa Triolet, en 1970.
Aragon et l'art moderne fait pénétrer dans l’intimité de la rue de Varenne où l'écrivain n'a plus cessé par la suite d'ajouter, ôter, modifier les emplacements des œuvres qu'il avait choisies pour orner son lieu de vie, signant là, à l'instar du
Roman inachevé, une nouvelle autobiographie à la fois originale et en suspend, non plus poétique mais picturale, ainsi qu'en témoigne Jean Ristat : "
Il composa un immense collage jamais figé, puisque l'œuvre au fil du temps connaissait des transformations. On dirait aujourd'hui pour aller vite : une œuvre en progrès. Dans ce labyrinthe où il aimait errer avec ses visiteurs, il attendait le Minotaure." Vision romancée de la peinture, donc, mais aussi invitation à accueillir la poésie dont les tableaux sont empreints, comme en témoigne le poème qui orne
Schweizer Clown de Paul Klee ou encore cette étrange rêverie inspirée par Pierre Roy -"
Tu écris une préface pour l'exposition du peintre Pierre Roy ; Qui est né à Nantes comme tout le monde. Qui est né à Nantes, Pierre Roy comme tout le monde. Tout le monde le vaste monde chanteur avec ses kanguroes ses boîtes aux lettres ses mains convulsées par l'hystérie tout le monde à perte de vue dans la grande aube des regards avec ses plages ses déserts ses casinos ses rumeurs ses défilés ses casernes tout le monde infini ses îles ses petits pots à lait ses mouches géantes ses orges ses secousses sismiques le monde enfin le monde cette bouche ouverte au fond de la nuit finissante le mONde le monde".
Louis Aragon est aux côtés d'André Breton (1896-1966) lorsque celui-ci fonde, en 1924, le mouvement du Surréalisme. La raison semble y céder au rêve et à la libre expression de l'inconscient. Outre l'ombre inquiétante projetée par l'étrange femme-oiseau, sculpture en bronze de Juan Miro, c'est aussi la technique du collage qui semble avoir frappé Aragon au point de lui avoir inspiré son fameux texte
La peinture au défi, paru en 1930. Il porte aussi un intérêt particulier pour Hoffmeister dont les paysages sont constitués de fragments de journaux découpés, avec leurs caractères russes ou géorgiens. A nouveau, le mot fonde le tableau. Pourtant, il s'agit aussi d'inscrire le réel au sein de l'œuvre ; peut-être est-ce la clef de cet étrange paradoxe qui fait passer Aragon du surréalisme au réalisme. Mais, comme le remarque Josette Rasle, "
cette préoccupation du réalisme ne surgit pas chez lui comme un lapin d’un chapeau de magicien. Elle est déjà là lorsqu’il mène grand tapage avec ses mais dadaïstes, quand il écrit, dans la honte ou presque, ses romans alors que le mot même est banni, frappé d’interdit par Breton."
En effet, même au plus fort de la période surréaliste, le réel est présent, comme un point de départ à transcender. Ainsi l'écrivain, dans le
Paysan de Paris (1926), cherche-t-il à retrouver le merveilleux au sein du quotidien, le surréel au coeur même du réel. Les collages de fragments de journaux et d'affiches observées dans les passages parisiens qu'Aragon insère dans son roman n'ont pas pour simple fonction d'illustrer l'œuvre : elles participent de l'œuvre même et lui sont, de fait, inaliénables. Le Réalisme dans l'art, selon Aragon, est incarné par Fougeron et
Les parisiennes au marché, mais c’est aussi John Heartfield (1891-1968) et ses photomontages : "
Ici, simplement, avec les moyens des ciseaux et du pot de colle, l'artiste a dépassé en réussite le meilleur de ce qu'avait tenté l'art moderne, avec les cubistes, dans cette voie perdue du mystère dans le quotidien. De simples objets, comme jadis chez Cézanne les pommes, et chez Picasso la guitare. Mais ici il y a en plus, le sens, et le sens n'a pas défiguré la beauté. John Heartfield sait aujourd'hui saluer la beauté."
Mais pour l'écrivain, la forme, en art, n'élude pas le fond : "
L'engagement esthétique ne saurait être conçu en dehors de l'engagement politique", rappelle la commissaire. Aussi l'écrivain adhère-t-il dès 1927 au Parti Communiste et, par la suite, rejoint la Résistance française au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le Réalisme pour Aragon n’est pas à entendre au sens naturaliste du terme, comme une copie servile et prisonnière du réel, mais plutôt comme une façon de prendre en compte le réel pour agir sur lui, résolvant ainsi dans un idéal révolutionnaire la contradiction apparente entre le Surréalisme et la Réalisme. Ecrivant sur l'art moderne et réalisant une nouvelle œuvre à partir d'une autre, Aragon est ainsi fidèle au mot d'ordre d'
Arthur Rimbaud : "
changer la vie".