Tiffany, l'éclat irisé
Pour la première fois depuis l'exposition universelle de 1900, Paris consacre enfin une exposition monographique à Louis Comfort Tiffany (1848-1933). C'est le musée du Luxembourg qui, légitimement, accueille ses oeuvres puisqu'il fut, dès 1894, le premier acquéreur français de six vases signés du célèbre décorateur New-Yorkais.
Arts and Crafts
Génie des arts décoratifs, formé à la National Academy of Design de New York, Tiffany est un enchanteur du quotidien. Si le parcours peine à offrir au visiteur un fil directeur bien visible, les oeuvres suffisent à donner une unité à l'exposition : lampes, vases, chenets, fenêtres, boîtes ou encriers, c'est à l'habitat urbain, à l'univers domestique que Tiffany consacre ses talents de créateur et d'inventeur. Produits en série dans les ateliers de l'entreprise Tiffany and Co, les objets de tous les jours se transforment en objets d'art. Tiffany hérite ainsi du mouvement Arts and Crafts, initié par William Morris en Grande-Bretagne dans les années 1870, qui rêve de marier les "Arts" à toutes les formes d' "Artisanats". Il entre également en écho avec l'Art Nouveau qui se développe en France et en Belgique. Tiffany visite dès 1889 la manufacture d'Émile Gallé à Nancy, et expose ses oeuvres à Paris chez le marchand d'art Siegfried Bing, dont la galerie, significativement nommée "L'Art Nouveau", a donné son nom à tout un mouvement - actuellement mis à l'honneur au musée d'Orsay dans l'exposition
Art Nouveau Revival). Tiffany s'inscrit donc pleinement dans cette période qui, au tournant des XIXe et XXe siècles, cherche une esthétique adaptée à l'homme moderne, veut introduire le sentiment du beau dans l'univers citadin, et marier la fantaisie du créateur à l'efficacité rationnelle de l'industriel. Designer avant l'heure, Tiffany incarne ce mariage des beaux arts et des arts appliqués.
La boutique du père, Charles Lewis Tiffany (immortalisée plus tard par le film
Breakfast at Tiffany's de Blake Edwards), était déjà considérée comme un "
véritable musée de l'art industriel", et le fils sut ajouter à cet héritage esthétique son goût pour l'exotisme, perceptible dès ses premières aquarelles, et surtout son don pour les arts décoratifs. Si, dans la première salle de l'exposition, les toiles orientalisantes ne plaident pas en faveur de son talent de peintre, les photographies présentées plus loin consacrent son génie de décorateur. Il fut en effet célèbre pour avoir orné avec succès la maison de l'écrivain Mark Twain, les salons de la Maison Blanche sous la présidence de C. A. Arthur en 1882, ou encore sa propre demeure, à l'angle de la 72ème rue et de la Madison Avenue, considérée alors comme "
la plus artistique de New York". La maîtrise du bronze, la redécouverte de la mosaïque et du verre, firent de ces intérieurs un mélange subtil et unique de miroitements byzantins, de lignes symbolistes, et de courbes Modern Style. La scénographie, signée Hubert Le Gall, parvient à traduire la richesse et le raffinement de ces décors : la moquette aux arabesques orientales, les vitrines légères et les tables ornées des célèbres lampes Tiffany, confèrent à la salle centrale l'atmosphère feutrée d'un salon.
Couleurs et Lumières
Tiffany est avant tout un immense verrier. Tout en s'appropriant les techniques traditionnelles qu'il a observées au cours de ses voyages en Europe - à Murano notamment - il a su inventer un savoir-faire unique : le verre "
favrile". Du latin
favrilis, "
fait à la main", ce verre inclut des sels métalliques qui lui founissent cet éclat opalin caractéristique. La scénographie, par d'habiles jeux de lumière, joue avec ce matériau miroitant qu'elle s'applique à mettre en valeur tout au long du parcours : les lampes éclairent l'espace, les contrastes entre ombre et lumière sont adroitement ménagés, et les murs sont régulièrement teintés de la lueur des vitraux. Quoique cet aspect de son oeuvre soit peut-être moins connu, Tiffany a été un grand créateur de vitrail, et a contribué au renouvellement de cet art ancestral par sa pratique du verre en fusion, du verre drapé, ou encore par l'inclusion de morceaux de verre colorés. Ainsi, la
Fenêtre du Bella Apartment (1880), d'une incroyable modernité, est incrustée de cailloux de verre grossièrement taillés, les
Magnolias (1900) aux teintes opalescentes de nacre et de vert d'eau, suggèrent la sérénité d'une estampe japonaise, tandis que les quatre vitraux de l'église presbytérienne de Montréal, réalisés entre 1897 et 1902, témoignent d'une maîtrise plus épurée, plus propice au sentiment religieux. La présence de ces vitraux, démontés, restaurés, et prêtés par le musée des Beaux-Arts de Montréal, est un fait exceptionnel.
Mais c'est dans l'application de sa technique de verrier aux objets décoratifs que Tiffany a puisé sa popularité. La sélection des vases présentés au public reflète notamment la variété de ses productions : étiré, soufflé, coloré, marbré, le verre ondule avec légèreté, et la superposition des couleurs, leur irisation, confèrent à la surface des vases un reflet métallique surprenant. Ce travail du verre bénéficie également aux objets domestiques d'un raffinement inouï : l'
Encrier devient bijou précieux, et les
Paravents à théière, délicats écrans de verre sertis de plomb, traduisent une amusante pudeur des arts de la table ! Les célèbres lampes, enfin, exploitent à merveille le matériau translucide du verre en l'associant aux nouvelles technologies de l'éclairage électrique. On retrouve ici le génie de Tiffany qui puise dans le progrès les possibilités d'enrichir les arts appliqués, et de les hisser au rang des beaux-arts. La lumière joue de la transparence colorée du verre, et l'abat-jour de la
Lampe Glycine dessine sur la table des ombres portées qui viennent lécher la surface du meuble, comme autant de flammèches incandescentes. La lampe, d'utilitaire, devient pur chef-d'oeuvre.
Faune et Flore
Paradoxalement, ce décorateur profondément citadin puise l'essentiel de son inspiration dans la nature. Fidèle au credo de l'Art Nouveau, il privilégie des formes organiques qui, comme les bouches de métro d'Hector Guimard, évoquent la vitalité de la flore, et la souplesse de la faune. Les pieds de lampes prennent racine dans la table qui les porte, la sève semble circuler sous le bronze, et les abat-jour
se couvrent de feuillages, de fleurs et de ramages. Les magnolias investissent les vitraux, les jonquilles parsèment les luminaires. À cet univers végétal luxuriant s'ajoute un bestiaire parfois déroutant.
Lampe Toile d'araignée,
Lampe Paon,
Lampe Libellule : les teintes opalines du verre, circonscrites dans les lignes animales du plomb, dessinent les pattes, les plumes, et les ailes de ces bêtes luisantes. Le collier se couvre de scarabées, tandis que le
Vase liseron de 1915 ouvre grand sa bouche irisée, prête à avaler la fleur qu'il contiendra. Ces objets aux lignes parfois inquiétantes semblent annoncer la formule de Salvador Dali qui, dans la revue surréaliste
Le Minotaure, réhabilitera en 1933 la "
beauté terrifiante et comestible" de l'Art Nouveau.