Mise à plat
Jusqu'au 19 septembre, la British Library de Londres fait voyager dans le temps et l'espace avec l'exposition Magnificent Maps. De l'Antiquité à nos jours, en format réduit mais à la puissance d'imagination démultipliée, les quatre points cardinaux s'étendent sur des cartes du globe à perte de vue.
Les yeux globuleux, gonflés d'avidité, elle étire un tentacule le long de la Mer caspienne pour saisir au cou l'Iran ; elle en élance un autre pour tirer à elle la Bulgarie défendue par un faible bras faible, tandis qu'un de ses puissants appendices engouffre la Pologne tout en soulevant la Finlande. Sur la carte
Serio-comic War Map ("carte sério-comique de la guerre"), la pieuvre qui attaque ainsi l'Europe est bien entendu russe. Née du trait de Fred W. Rose en 1877, la bestiole devient bientôt incontournable parmi les cartes de propagande, à la fin du XIXe et au début du
XXe siècle, sur un continent rongé par les nationalismes. On la retrouve coiffée d'un casque à pointe sur la carte de Maurice Neumont
La Guerre est l'industrie nationale de la Prusse qui, en 1917, souhaite mettre en garde ses concitoyens français face à l'Allemagne dont les extensions couvrent l'Europe, allant jusqu'en Orient. Le régime de Vichy en est friand pour diaboliser Churchill et ses intentions de domination mondiale, comme le montre une autre pieuvre aux tentacules ensanglantées sur la carte
Confiance – ses amputations se poursuivent méthodiquement (1942).
Grâce à l'impression de masse à faible coût, possible depuis le XIXe siècle, les cartes de propagande pullulent. Ornant les quatre coins des villes européennes, elles ont l'avantage de porter un message limpide et fort, plus percutant qu'un long texte politique. La simplification extrême des données géographiques, l'intégration d'images et métaphores (pieuvres, araignées, êtres humains...) ou les incohérences d'échelle sont autant d'outils pour construire un langage visuel parlant et directement saisissable, que ce soit au profit des autorités en place ou encore d'acteurs économiques. A première vue,
Tea Revives the World ("le thé revigore le monde"), créée par Mac Donald Gill pour le Conseil de l'expansion mondiale du marché du thé, semble être une carte instructive : une multitude de bateaux sillonnent les mers et océans du globe pour transporter "
la boisson la plus populaire du monde". A y regarder de plus près, on peut déchiffrer les inscriptions sur la foule de petits panneaux jaunes qui révèlent des anecdotes sur l'histoire du thé ou les coutumes locales, assortis, ici et là, de dessins miniatures. En réalité, la date doit renseigner le visiteur averti : en 1940, la promotion du thé à l'échelle de la planète se fait à l'unisson avec l'avancement des intérêts alliés qui se battent en vue de libérer l'Europe du joug fasciste.
Cartes-trophées
Autre changement de perspective, au sens propre : la plus ancienne pièce exposée à la British Library est un morceau de marbre restitué de l'époque romaine (an 200 après J.C. environ) appartenant à une carte aux dimensions colossales - cent cinquante dalles de marbre offrant une vue à vol d'oiseau de Rome sur 18 m de long et 13 m de hauteur. Son échelle de 1:240 permet une grande précision
mathématique, la
Forma Urbis Romae identifiant axes et immeubles d'importance en les ciselant en perspective. Cette carte romaine décorait les murs du département équivalent à celui de nos travaux publics. "Décorait", car les Romains ne pouvaient guère l'utiliser à des fins pratiques ou administratives : outre le manque d’informations techniques, le marbre empêche toute modification ultérieure aisée. Il s'agit plutôt de glorifier les accomplissements romains en matière technique et administrative, reflets de l’ampleur de l’empire.
Leur pouvoir de séduction et fascination a toujours valu aux cartes les honneurs des palais et demeures des puissants. Nombreux étaient ainsi les seigneurs puis rois qui commandaient une représentation graphique embellie de leurs terrains de chasse pour impressionner le visiteur patientant dans la chambre d'audience. Célèbre exemple : la Galerie des Cerfs au château de Fontainebleau. Créée initialement sur l'ordre d'Henry II dans les années 1550, puis reprise sous Henri IV, la galerie était traversée par le roi avant de partir à la chasse pour rappeler aux invités, notamment étrangers, combien ses terres étaient vastes. Des têtes de cerf ainsi que des statues de marbre noir faisaient échos aux fresques murales pour souligner plus encore la puissance du monarque.
Accrochées à des fins stratégiques, ces cartes de palais pouvaient aussi servir à susciter l'effroi, annonçant des intentions de conquête. En 1704, Louis XIV commande ainsi une carte de Savoie pour matérialiser sa vision de la région française. A première vue, la carte en noir et blanc, dessinée par Jean Besson, semble dépeindre avec justesse la situation de l'époque : "
L'Etat du Duc de Savoie de ça et de là des Monts… dressé sur des mémoires envoyez de Turin". Vingt ans plus tôt, Giovanni Tommaso Borgonio s'était employé à parcourir la Savoie pour établir un plan des terres dominées par le Duc de Savoie, de part et d'autre des Alpes. La carte de 1704 repose sur ses recherches précises et insiste sur la structure politique de la région en représentant notamment les fiefs papaux et impériaux indépendants. La Savoie avait toujours astucieusement berné ses grands voisins qu'étaient la France à l'Ouest et le Saint Empire Germanique à l'Est pour préserver son indépendance. En 1703, cependant, les deux puissances européennes s'allient et Louis XIV décide
d’occuper de manière permanente la Savoie ainsi que de bannir son Duc. Ceci explique les symboles guerriers qui ornent la carte réalisée l'année suivante : en bas à droite, sous les armes du Dauphin de France, Mars apparaît aux côtés d’Athéna. Au-dessus du dieu de la guerre vole un chérubin prêt à déposer sur sa tête une couronne de laurier, signe de victoire. De façon encore plus explicite, le dessinateur a placé là où l'on s'attendrait à un portrait du Duc de Savoie, juste au-dessus du titre éponyme, un portrait de Louis XIV.
Mythologies sur papier
Et quand ce ne sont pas des pays ou des dirigeants, ce sont même des villes qui usent des charmes cartographiques pour mieux faire briller leur éclat. A l'aide de supports coûteux, à l'image de
Chart of the Mediterranean and western coasts of Europe ("Carte des côtes méditerranéennes et occidentales d'Europe", 1570) confectionnée avec des feuilles d'or par Diogo Homem, la ville de Venise s'entoure d'une mythologie inspirant confiance à ses alliés et respect à ses ennemis. En 1500, avec la carte
Venetie MD,
Jacopo de Barbari fait preuve d'un savoir technique sans précédent : la taille de la carte, 133x281cm, est exceptionnelle pour l'époque. Vue de haut, la ville italienne, logée dans les eaux, bénéficie de la protection des Dieux romains. Au Nord, Mercure, dieu du commerce et des voyages, veille sur la ville avec son caducée, autour duquel s'enroulent deux serpents qui se font face et traditionnellement associé à Hermès. Au Sud, Neptune, chevauchant un monstre des mers, lève les yeux vers Mercure et tend fièrement son trident. Tout autour de la ville, des nuages garnis de têtes humaines soufflent les vents marins qui gonflent les voiles des bateaux vénitiens.
Quelques décennies plus tôt, en 1448, le Sénat vénitien avait demandé au moine Fra Mauro d'établir une carte du monde. Bien que le Doge semble déçu de voir Venise représentée à son échelle réelle et non mise en valeur, la carte célèbre de façon ostantatoire les découvertes de Marco Polo en Asie, financées par Venise. A la British Library est exposée une copie effectuée en 1804 sur ordre de la Compagnie des Indes, qui se comprenait comme une héritière des explorations portugaises en Asie. En effet, en haut à droite, équivalent au Sud car la carte de Fra Mauro se contemple à l'envers, on devine l'Afrique que le moine a imaginé en s'appuyant sur les récits de voyages portugais, entrepris depuis le début du XVe siècle. Extrêmement riche, la carte regorge de détails et d'informations que Fra Mauro semble avoir tiré de la Bible, des écrits de l'astrologue et astronome grec Ptolémée et des cartes maritimes
contemporaines. Dessins colorés de palais, montagnes, fleuves, temples se mêlent à de nombreux textes explicatifs qui chevauchent un continent européen fidèlement restitué, une péninsule indienne morcelée et une Chine tirée en largeur. Autour du globe terrestre gravitent quatre autres sphères. L'une est dédiée aux planètes du système solaire, une autre au jardin d'Eden, que Fra Mauro a choisi de placer en dehors du monde puisqu'il n’a pas trouvé d'éléments tangibles pouvant attester de son existence en un point terrestre spécifique. Cette liberté critique du moine place cette carte à la frontière entre la cartographie médiévale et moderne.
Parce qu'au Moyen-Âge, science et religion sont intimement liées, la connaissance du monde tombe sous une lecture biblique ; ce qui explique que la cartographie de cette période soit autant œuvre pieuse que travail scientifique. Souvent, les fameuses "mappa mundi", véritables encyclopédies de leur époque, traduisent esthétiquement ce chevauchement par le corps du Christ, hôte du monde connu. L'artiste contemporain Grayson Perry revisite avec humour ces cartes-mondes, particulièrement de celle d'Ebstorf, découverte en 1830 mais détruite en 1943 par les bombes alliées et dont on peut admirer une reconstitution à la British Library, pour réaliser sa
Map of Nowhere ("carte de Nulle part", 2008). Un disque plat, duquel dépassent les pieds de l'artiste et son portrait, incarne une imposante anatomie cosmique. Les divers organes de l'artiste ainsi qu'un chat sur sa droite représentent fleuves et mers. L'ensemble est couvert de lieux et de personnages qui semblent être la tentative pour Perry de saisir les clichés, croyances et gros titres qui composent son paysage social. Au centre du disque, au milieu de la Mer du désespoir, se trouve l'île du doute, visitée par un long défilé de pèlerins. Non loin s'érige un roc aux contours phalliques baptisé "Tout Savoir". Entre eux sillonne le bateau de la tristesse de l'excessivement logique. Au bas de la sphère mondiale, une scène de pèlerinage inspiré des romans d'Anthony Hope qui se déroulent en Ruritanie, un pays fictif d'Europe centrale. Les pélerins abordent leur dernière étape avant de parvenir à un monastère sacré, situé au loin et baigné d’un faisceau de lumière divine, dont l'origine est... l'anus. Le mystère reste entier.