Marcel perdu, Proust retrouvé
Trop à l'étroit dans ses anciens locaux de la rue de Nesle, le Musée des Lettres et Manuscrits a investi depuis le 15 avril 2010 un écrin plus adapté aux trésors qu'il renferme : le 222, boulevard Saint-Germain. L'exposition inaugurale du nouveau musée révèle les coulisses d'une oeuvre phare du XXe siècle, À la Recherche du temps perdu, et l'intimité de son créateur, Marcel Proust (1871-1922). Les cent soixante pièces dans les vitrines de l'exposition Le temps perdu retrouvé proviennent en grande partie des collections d'André Maurois, et de la nièce de l'écrivain, Susy Mante-Proust. Réparties en une simple salle organisée thématiquement autour de cinq couleurs, ces pages manuscrites retracent le parcours de Marcel Proust, des débuts d'un mondain fragile à la mort d'un immense écrivain, prix Goncourt en 1919, qui a renouvelé le paysage romanesque français. La commissaire d'exposition, Estelle Gaudry, souligne que ces textes n'ont, pour la plupart, "jamais été présentés au public, ni même été publiés à ce jour". C'est donc un privilège de poser les yeux sur ces témoins d'un temps perdu, signes d'un génie au travail.
Découvrir les manuscrits de Marcel Proust, c'est approcher de près l'atelier secret de l'artiste, observer le travail de la phrase et du style en action : ratures, biffures, écriture nerveuse et prolixe, Proust quête inlassablement le mot juste. Au grand désespoir de son éditeur Gaston Gallimard (1881-1975), l'auteur de la
Recherche polit et repolit son oeuvre jusqu'au dernier moment. Et loin de se réduire à de simples corrections, ces retouches sont faites d'ajouts multiples - de "
surnourriture" comme se plaît à l'indiquer l'auteur lui-même - qui en viennent à saturer, voire à déborder la page. Comme le précise Estelle Gaudry, "
Proust ne corrige pas, il réécrit." Les placards, ces épreuves dactylographiées annotées à la main par Proust avant l'impression définitive, témoignent ainsi de perpétuelles réécritures. L'exemplaire des premières épreuves de À
l'ombre des jeunes filles en fleurs, imprimé en 1914, en vient à former une vériable oeuvre de marqueterie stylistique : aux colonnes préalablement rédigées et typographiées, se greffent des colonnes manuscrites, rattachées au corps du texte par diverses flèches et renvois. Au patron initial, de nouvelles pièces sont cousues, selon cette métaphore chère au narrateur de la
Recherche et
double du romancier, lorsqu'il découvre enfin sa vocation
littéraire : "
Changeant à chaque instant de comparaison selon que je me représentais mieux (…) la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois (…) épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n'ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe." Écrire, c'est construire matériellement la page, comme dans ce procédé des "paperoles" mis en place par la fidèle gouvernante de Proust, Céleste Albaret, qui cousait ou collait les unes aux autres les pages à ajouter dans le corps des manuscrits.
"Ma chère petite maman..."
La correspondance de Proust, très abondante - il écrivait quotidiennement une dizaine de lettres - révèle également un homme très soucieux du destin de son oeuvre : l'écrivain veut publier dans les meilleures conditions et trouver ses lecteurs. Il quitte Grasset pour la NRF, écrit à différentes revues pour proposer des extraits de la
Recherche et faire connaître son oeuvre. Conscient de l'aspect saturé de son écriture et inquiet de sa réception, il se penche même sur la délicate question de la mise en page pour rendre sa lecture plus digeste, comme l'indique cette lettre de 1913 adressée à Bernard Grasset lors de l'édition de
Du côté de chez Swann : "
Je suis enchanté du nombre de lignes qui nous permet de gagner un peu de place (…) mais peut-être les caractères pourraient-ils être une idée plus gros pour faciliter la tâche du lecteur." La commissaire qualifie de véritable "
stratégie éditoriale" ces inlassables démarches et la place importante accordée dans l'exposition aux échanges épistolaires entretenus par Proust avec le monde de l'édition indique l'urgence de la publication : l'auteur sait que ses jours sont comptés. De plus en plus reclus dans sa chambre, il engage une course contre le temps et contre la mort et se consume dans la rédaction de son grand oeuvre, comme il l'écrit à son ami Daniel Halévy quelques mois avant sa mort: "
Tu ne retrouveras là rien (…) des vallées de salpêtre, et de soufre où se déroule actuellement mon roman plein de malédictions."
Victime depuis l'enfance d'un asthme qui l'étouffe, Proust est en effet très malade. C'est pourquoi il se déplace peu, reçoit peu de visites mais entretient avec ses proches une très riche correspondance qui le dévoile dans son quotidien, plaintif et entouré de soins attentifs. Et s'il est une figure qui domine cet univers épistolier, c'est bien celle de sa mère à qui une vitrine entière est consacrée à l'entrée de la visite. C'est elle qui l'initie dans l'enfance à la littérature, qui le seconde dans la traduction des oeuvres du critique d'art anglais John Ruskin (1819-1900) et qui lui donne la réplique dans le dialogue fictif du
Contre Sainte-Beuve. Tendre et très soucieuse du bien-être de son "
petit jaunet", Jeanne Proust envoie des livres, réserve des chambres d'hôtel, et prodigue de sages conseils : "
Gouverne-toi bien cher petit", "
Aie donc mon chéri un tout petit peu d'ordre et évite-toi ces tourments que tu te crées...". Proust écrit beaucoup à sa mère, l'informe de sa santé, et, conscient du ton dolent de ses missives, ne manque pas d'autodérision : "
Lettre aussi jaunette que possible, je te préviens. (…) Ma chère petite Maman je sens comme cela doit être assommant d'entendre ainsi parler de ma santé." La correspondance quasi quotidienne entre la mère et le fils offre ainsi au visiteur l'impression de surprendre une "
conversation", selon la formule d'Estelle Gaudry. L'essence de l'écriture épistolaire semble d'ailleurs incarnée dans ces lettres. Elles traduisent l'urgence de dire, d'exprimer une souffrance, une demande de compassion qui semble se suffire à elle seule puisque, de fait, la réponse (et donc le réconfort attendu) ne pourra qu'être différée par le temps de l'échange postal. Proust le formule d'ailleurs avec lucidité dans une très belle lettre à sa mère datée de 1904 : "
Dis-toi que cette lettre est l'expression d'une réalité fugitive qui ne sera plus quand tu la liras." On retrouve ici le thème essentiel de l'oeuvre proustienne : la fuite du temps.
Moi social et moi profond
Mais l'auteur de la
Recherche ne peut se réduire à cette image grave d'un homme reclus, malade et solitaire. L'exposition montre aussi un Proust léger, mondain, qui multiplie les lettres flatteuses, à la limite de la flagornerie. Cette missive au célèbre Robert de Montesquiou, modèle du baron de Charlus dans la
Recherche, témoigne ainsi d'une pratique très solide de l'hyperbole : "
Je ne pourrai pas oublier cette gentillesse, cette faveur, cet appel, cette élection, cette grâce." On découvre également la photographie d'un jeune Proust fringant, mimant une sérénade avec une raquette de tennis aux pieds de Jeanne Pouquet, son amour d'enfance. L'exposition présente d'autre part de précieux dessins, drôlatiques, caricaturant l'ami Reynaldo Hahn en "
carmélite barbu" ou tournant en dérision un tableau de François-Hubert Drouais. On y découvre alors un Proust badin et moqueur, qui cherche à amuser son destinataire, à séduire, à charmer, tout en se défendant d'être frivole: "
Je suis aussi peu homme du monde que possible", "
Je suis moins vaniteux que sensible", écrit-il à un "
cher ami". Cet aspect du personnage rend le génie plus humain. La commissaire indique d'ailleurs avoir "
conçu cette exposition pour rendre Proust accessible aux visiteurs, même à ceux qui ne l'auraient jamais lu". Bien loin des considérations métaphysiques de la
Recherche, Proust écrit une lettre de récrimination à son concierge, remplit l'état des lieux de son dernier appartement. Plus insolite encore, on le découvre prêt à engager un détective privé pour retrouver son amour enfui, son chauffeur et secrétaire Alfred Agostinelli : "
Vous est-il jamais arrivé, pour une raison quelconque, de faire suivre quelqu'un et si oui, avez-vous gardé des adresses de policiers ?"
Mais au-delà de ces quelques anecdotes, la vie affective de Proust demeure étrangement absente. Ce grand romancier qui, balayant d'un revers de main la critique littéraire de Sainte-Beuve, défendait avec vigueur la distinction entre le "
moi social" et le "
moi profond" d'un écrivain, a su préserver son mystère. Et si le parcours génial du Proust écrivain et maître de l'introspection s'expose aujourd'hui au grand jour, les secrets de Marcel sont, quant à eux, encore bien gardés.