Plug and play
Dans un étroit couloir noir se forme un rond de lumière sur le sol. Au dessus, le visage de Miles Davis se diffracte sur un écran de filaments qui tombent du plafond. Jusqu'au 17 janvier, la trompette du musicien protéiforme résonne à la Cité de la musique. Coincidant avec l'anniversaire des soixante ans de sa première venue à Paris en 1949, l'exposition We want Miles relève le défi de donner à voir et à entendre la musique du créateur de Kind of Blue.
La vie du trompettiste s'offre aux yeux et aux oreilles autour d'une rupture fondamentale. Comme deux cocons isolés dont il faut s'extirper à regret, les deux moments de l'exposition, "Miles acoustique" au rez-de-chaussée et "Miles électrique" au sous-sol, constituent deux expériences distinctes. A l'ambiance feutrée du début s'oppose ainsi le psychédélisme flamboyant de la suite. Car tout change à partir de 1968, quand Miles Davis, influencé par d'autres grands noms de la musique - notamment Jimi Hendrix -, décide d'explorer les sonorités électriques, contribuant ainsi à faire émerger ce que l'on appellera le jazz rock. Des images du concert de l'Ile de Wight en 1969, diffusées sur grand écran, ouvrent ainsi la voie à cette deuxième partie de l'exposition.
Une multitude d'univers se succèdent. Ici une photographie immense sur le mur recrée l'ambiance de la rue devant le club
3 Deuces où Miles Davis jouait avec Charlie Parker, là sont projetées sur grand écran des images de Jeanne Moreau marchant sur les Champs Elysées dans
Ascenseur pour Echafaud de Louis Malle, dont Miles Davis improvisa la musique en une nuit. Photographies, pochettes de disques, instruments, partitions, images d'archives, dont beaucoup sont montrés pour la première fois au public, racontent ainsi en images et en sons le parcours personnel et les explorations musicales de Miles Davis, de sa naissance, en 1926, à sa mort, en 1991. Génie du jazz qui a su constamment se renouveler, évoluer avec son temps, anticiper souvent jusqu'aux derniers moments, mêler les sons, les influences, essayer, du Be-Bop des clubs de Harlem au Hip Hop, en passant par le funk, le rock ou la pop.
Il débute à New York sous la houlette de son maître Charlie Parker, dont il devient le trompettiste attitré et affirme progressivement son style. "
Je crois qu'il est impossible de jouer plus détendu que Davis", écrit Boris Vian en mai 1945 dans le n°5 de
Jazz News qui s'affiche dans une vitrine. La réputation du trompettiste se fera sur ce style inimitable que traduit bien le titre de l'album,
Birth of the Cool. Mais loin de se figer dans une approche unique de la musique, le son de Davis ne cessera jamais d'évoluer, formant ainsi des périodes caractéristiques de son oeuvre qu'explore successivement l'exposition : le quintet qu'il forme avec John Coltrane à partir de 1955 duquel naîtra le chef d'oeuvre
Kind of Blue, mais aussi le travail orchestral ambitieux opéré avec Gil Evans notamment sur l'adaptation de
Porgy and Bess de Gershwin, les expérimentations et la jungle sonore de la fin des années 1960 et du début des années 1970, ou enfin l'influence de la pop et le travail avec Marcus Miller sur le dernier grand album du jazzman devenu une légende,
Tutu en 1986.
L'exposition s'attache aussi à mettre en valeur l'influence du musicien, notamment sur les jeunes jazzmen qu'il prend sous son aile dans les années 1960 et qui s'imposeront à leur tour sur la scène musicale, comme Wayne Shorter ou Herbie Hancock. Miles Davis marque de son aura le monde de la musique et le monde de l'art en général, comme le suggèrent les toiles de Jean-Michel Basquiat qu'il inspire. Dans les années 1980, pour rééduquer sa main suite à une attaque, le musicien commence d'ailleurs à peindre, et certaines de ces oeuvres sont présentées dans une des dernières salles de l'exposition.
Créateur qui produit toute sa vie sans relâche, il explore toujours de nouvelles voies, construisant ainsi petit à petit sa légende. Mais ce mythe, le musicien en est lui-même l'auteur, jouant avec son image, se mettant en scène dans une sorte de spectacle total : sa ferrari rouge, ses réponses provocantes offertes aux journalistes, ses extravagances, le mystère qu'il entretient derrière ses lunettes noires sont autant de facettes qu'il nourrit. De cette époque, il reste des extraits vidéos, ainsi que l'impressionnante collection de photographies du musicien à diverses périodes de sa vie prises par Herman Leonard, Dennis Stock ou Anton Corbjin.
Donner à entendre, tel pourrait être le leitmotiv de
We want Miles, comme le souligne Vincent Bessières, son commissaire. "
La réflexion sur la qualité d'écoute était [...]
l'un des enjeux de cette exposition", écrit-il. Dans la première salle trône un vieil appareil de TSF en bois qui diffuse le jazz qu'écoutait Miles Davis dans sa jeunesse: Louis Armstrong, Duke Ellington ou Count Basie. Les vibrations sonores ne s'arrêteront plus. Des êtres étranges se promènent d'ailleurs de salles en salles, casques autour du cou, fils qui traînent avec à leur bout une fiche à la recherche d'une borne où se brancher.
Désir de musique, soif d'écouter, auxquelles répondent aussi ces "sourdines", de petites chambres d'écoute de forme ovoïde à l'acoustique parfaite, où sont diffusés les albums-phares de la carrière de l'artiste,
Kind of Blue,
Porgy and Bess ou encore
Bitches Brew (1970). La scénographie, conçue par l'atelier Projectiles, cherche avant tout le confort d'écoute. Il ne s'agit pas tellement de marcher ici, mais plutôt de s'assoir, de prendre le temps de tendre l'oreille. L'exposition s'achève d'ailleurs sur une ultime salle où les visiteurs se massent sur la banquette et les coussins qui jonchent le sol. On y projette
Miles and friends, un des derniers concerts de Miles Davis, enregistré à la Grande Halle de la Villette en 1991, à quelques mètres de là.