L`Intermède
Pierre Buraglio en mille morceaux
Depuis les années 1960, le plasticien Pierre Buraglio explore diverses démarches formelles, entre collages, assemblages ou agrafages. Jusqu'au 24 juillet, c'est le troisième volet d'une suite ad libitum qu'il dévoile à la Galerie Putman, à Paris, avec
laquelle il collabore depuis 1993. Quelle meilleure définition de ce J1 Vol. 3 + …  que celle qu'en donne l'artiste lui-même ? "J1, vol. 1, vol. 2 … suite de portfolios à petits tirages / en cours … Pierre Buraglio, exposition, J1, galerie, putman, paris, souvenirs, dessins, collages, photos, photographie, guerre, annette becker, marc chagall, théodore géricault, emmanuel bove, cesare paveseAppellation obscure pour le plus grand nombre… De qui, de quoi s'agit-il ? Des enfants en bas âge entre 1940-1947, de leur carte d'alimentation. De moi-même, par conséquent… Ce sont des dessins, des photos, de l'écriture, un tout que fédère le tirage au jet d’encre pigmentaire et des rehauts à la gouache. A suivre…"

J1 : un terme sibyllin qui désigne les tickets de rationnement réservés aux enfants durant la guerre. Dans ce portefeuille de trois fois quatorze estampes, Pierre Buraglio rassemble les souvenirs épars d'une enfance marquée par le conflit. D'entrée de jeu, l'artiste prévient : il ne s'agit pas de rétablir une quelconque chronologie, plutôt de faire ressurgir des souvenirs ponctuels : "on ne se rappelle pas les jours, on se rappelle les instants", déclare-t-il, reprenant Cesare Pavese (Le Métier de Vivre, 28 juillet 1940). Pour faire affleurer ces derniers, Pierre Buraglio innove et multiplie les supports : collages, dessins, découpages, croquis, photographies, mots griffonnés ou phrases volées à d'autres… Autant de moyens de raviver une mémoire trop souvent divisée. Reviennent alors des images personnelles - une promenade sur la plage avec sa tante, une mère malencontreusement enfermée dans les toilettes - et d'autres, moins intimes : les jambes des femmes teintées d’iode, la forme des grenades, le bruit des mitraillettes. Le destin d'un seul individu s'inscrit dès lors dans une perspective plus large : celle d'une communauté qui s'efforce de survivre, malgré les épreuves, et dont la seule présence est déjà la promesse d'une reconstruction possible.
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Au centre de la galerie Putman, dépouillée, une grande table rassemble les catalogues de productions plus anciennes, et seuls les divers volumes de J1 se détachent sur les grands murs blancs. Ce décor sobre suffit à établir une cartographie de l'enfance de Pierre Buraglio et à comprendre le regard que, désormais adulte, il pose sur le petit garçon qu'il était. Comme le remarque Annette Becker dans le livret d'exposition : "Ce Journal dessiné et collé, rehaussé de couleurs et de remarques écrites, expose avec une grande subtilité ce que doit être une autobiographie : délibérer avec son passé, dans le morcellement et le collage de bribes de souvenirs familiaux, de fragments singuliers, retrouvés, rappelés, racontés."

L'anamnèse est au cœur de l'œuvre de Pierre Buraglio : ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui comptent, mais le souvenir qu'elles appellent. C'est pourquoi les objets, dans leur dimension physique, ne sont pas présents dans l'exposition, mais représentés en abondance, qu'il s'agisse du croquis d'un jouet d’enfant, de l'esquisse d'un torchon oublié dans une cuisine ou encore de l'aquarelle d'un éclair au chocolat - luxe retrouvé, qui marque la fin de l'ère des crêpes et grenadines à l'eau. La représentation suffit à "faire signe", pour reprendre l'expression du plasticien lui-même. Par elle, Pierre Buraglio semble dire : "voici mon autoportrait, voici ce qui me constitue". La maison de son enfance est, par exemple, toujours debout. L'artiste explique qu'il aurait pu se contenter de la photographier, ou d'en construire une maquette : il a préféré en réaliser des plans et des dessins. Sous son crayon, c'est une autre maison qu'il ressuscite, celle de l'époque où il lui fallait descendre à la cave pour s'abriter des bombardements. Ainsi, toute tentative de figuration éloigne l'objet autant qu'elle le recrée. Par un effort d'abstraction, Pierre Buraglio soulève des pans de son histoire, sans pour autant se dévoiler.
 
Il en va de même lorsqu'il s'agit d'évoquer la vie des autres. Dans le J1 se croisent des parents, des proches que l'artiste a côtoyés - "l'oncle Emile à l'appétit d’ogre" mentionné par Annette Becker -, mais aussi des formes plus floues, parmi lesquelles des dessins de femmes inspirés du peintre cubiste André Lhote. Cependant, là encore, l'image fonctionne comme un palimpseste : derrière une catégorie générale - les femmes Pierre Buraglio, exposition, J1, galerie, putman, paris, souvenirs, dessins, collages, photos, photographie, guerre, annette becker, marc chagall, théodore géricault, emmanuel bove, cesare pavesedes années 1930 - se cachent des visages familiers - la tante de Pierre Buraglio, que l'on reconnaît, un peu plus loin dans le "Journal", souriante sur un cliché pris au bord de la mer.

A quelques traits croqués de façon plus ou moins précise, à une silhouette plus ou moins voûtée, il n'ajoute que peu d'"accessoires", qu'il s'agisse de citations littéraires ou de collages provenant d'autres dessins - images ou mots, qu'importent les supports puisqu'ils "font signe" de façon égale. C'est la rencontre de ces divers éléments qui crée la situation, c'est leur montage qui donne sens au profil ébauché. La démarche est poussée à l'extrême dans la série de portraits réalisés en hommage à l'écrivain Emmanuel Bove. Contrairement aux estampes de J1, ces derniers n'ont pas été réalisés d'après nature. En marge dans l'œuvre de Pierre Buraglio, ils le sont également dans l'espace de l'exposition, puisqu'ils y occupent une salle à part. Seul l'ovale des visages est dessiné, écrin pour le spectateur qui est libre de les affiner et de leur inventer une expression plus précise. A chacune de ces béances correspond l'extrait d'une œuvre de Bove, Mes amis, Un célibataire, ou encore L'homme qui savait. Mais ce n'est là qu'une infime partie du travail : le reste du portfolio est enfermé dans un imposant meuble à tiroirs, situé au milieu de la pièce. A la manière de poupées russes emboîtées les unes dans les autres, le secret des visages accrochés aux murs de la galerie dissimule donc d’autres mystères.
 
Emmanuel Bove n'est pas le seul artiste avec qui Pierre Buraglio entretient, à travers ses travaux, un dialogue silencieux. D'autres grands noms de la peinture, ou, pour reprendre les termes d'Annette Becker, d'autres "témoins-écrivains" et "témoins-historiens", surgissent au détour des estampes. Pierre Buraglio les cite pour mieux leur Pierre Buraglio, exposition, J1, galerie, putman, paris, souvenirs, dessins, collages, photos, photographie, guerre, annette becker, marc chagall, théodore géricault, emmanuel bove, cesare pavesefaire écho. Il fait ainsi référence à un tableau de Marc Chagall, représentant deux hommes plongés dans une discussion. "La scène est revisitée, explique-t-il. Les protagonistes ne se contentent plus de bavarder, voilà qu'ils se disputent. L'un crie plus fort que l'autre - et les éclats de voix sont amplifiés par ce mot, 'youpala' , qui claque sur le collage. A travers ce prolongement, ce sont d'autres endroits d'une vie qui se font jour : l'armée, l'usine, des lieux dont je me souviens et où les cris font partie du quotidien." Les deux personnages du tableau de Chagall sont devenus, entre les mains de Buraglio, deux "gueuleurs". L'artiste, en citant les œuvres de ses aînés, aime à se les approprier pour leur faire tenir un autre langage. Aussi a-t-il redessiné les Monomanes de Théodore Géricault, sans quitter des yeux ses modèles. Puis, choisissant les morceaux qu'il jugeait les plus réussis, les a coupés, assemblés, collés. De ce "rafistolage" sont nés de nouveaux fous, à la fois proches et lointains des toiles originales. Des lambeaux de papiers fascinants de cet artisan qui déclare pourtant : "Je dessine, aveugle de la feuille."
Le 24/06/10



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Pierre Buraglio, J1 vol 3 +...
, jusqu'au 24 juillet 2010
Galerie Catherine Putman
40 rue Quincampoix
75004 Paris
Mar-sam : 14h-19h 
Entrée libre
Rens : 01 45 55 23 06


















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