L`Intermède
exposition, rétrospective, musée des lettres et manuscrits, paris, gary, Romain Gary, Musée, lettres, manuscrits, NesleRomain l'enchanteur
Le 2 décembre 1980, Romain Gary entre dans une boutique du Boulevard Saint-Germain pour y acheter une robe de chambre. Quelques heures plus tard, il se tire une balle dans la tête, habillé de ce même peignoir - qu'il avait choisi rouge, pour masquer les traces de sang. Quand on s'appelle Romain Gary, on a jusqu'au bout le souci du détail. Ironie du sort, c'est sur le trottoir en face de ce magasin que le Musée des Lettres et Manuscrits, autrefois situé rue de Nesle, a déménagé en 2010.  Et, jusqu'au 3 avril 2011, une exposition y est consacrée à l'auteur de La Vie devant soi, présentant une centaine de documents inédits rassemblés avec le concours du fils de l'écrivain, Diego. Une façon élégante de célébrer le trentième anniversaire de la disparition d'un être non moins distingué qui, sa vie durant, a poursuivi "l'effort d'être un homme " et qui, à la question de savoir quelle était sa vertu préférée, répondait volontiers : "la vraie pudeur, la vraie délicatesse, la retenue."

A l'entrée du musée, une immense photographie de Romain Gary. Il y a, dans ce cliché de l'écrivain déjà vieillissant, la moue ironique et désabusée de celui qui a roulé sa bosse dans le monde entier, et a bu à toutes les fontaines sans jamais parvenir à étancher sa soif. Cent fois donné perdu, cent fois relevé, Romain Gary a été tour à tour petit garçon vénéré par sa mère, aviateur engagé aux côtés du général De Gaulle, romancier, Consul Général de France, dramaturge, compagnon de la Libération, amoureux éperdu, officier de la Légion d'honneur, vainqueur du tournoi de ping-pong de Nice en 1932, cinéaste, journaliste, double Prix Goncourt. Mystificateur de génie, il s'est créé des dizaines de personnages pour mieux se réinventer : Romain Gary, Emile Ajar, Shatan Bogat, Fosco Sinibaldi… Plusieurs identités et, derrière ces masques, le même homme qui, humour en bandoulière, n'a eu de cesse de parler de choses sérieuses sans se prendre au sérieux.

Une vie en vrac, donc, que l'exposition du Musée des Lettres et Manuscrits se propose de revisiter de façon tantôt biographique, tantôt thématique. De son enfance baladée entre la Lituanie, la Pologne et la France, de cette mère aimante autant qu'étouffante et qui fut sans doute son seul grand amour, Romain Gary a lui-même tout dit ou presque dans La Promesse de l'Aube, paru en 1960, et que le New York Times qualifia en son temps de  "bouquet posthume le plus beau qu’une mère ait jamais pu espérer recevoir". Une place de choix est réservée à l'autobiographie romancée : le Musée présente le tapuscrit original du exposition, rétrospective, musée des lettres et manuscrits, paris, gary, Romain Gary, Musée, lettres, manuscrits, Neslechapitre XXII, qui ne sera intégré à l'oeuvre qu'en 1980. Formé au regard d'amour de la femme qui lui a donné la vie et lui a sacrifié la sienne, celui qui s'appelait encore Roman Kacew gardera de ses jeunes années une grande faculté d'adaptation et, surtout, un amour immodéré pour l'Hexagone : "Ma mère me parlait de la France comme d'autres mères parlent de Blanche-Neige et du Chat Botté et, malgré tous mes efforts, je n'ai jamais pu me débarrasser entièrement de cette image féerique d'une France de héros et de vertus exemplaires. Je suis probablement un des rares hommes au monde restés fidèles à un conte de nourrice." Aux murs de l'exposition, cette citation en lettres capitales claque comme un défi :  "Je n'ai pas une seule goutte de sang français mais la France coule dans mes veines."

La France, terre promise, est atteinte en 1928. C'est l'installation à Nice, la gérance de l'hôtel-pension Mermonts, les fins de mois toujours difficiles. C'est surtout, pour l'adolescent, le moment d'enfin concrétiser les espoirs que sa mère a toujours placés en lui : puisqu'il n'a pas l'oreille musicale, puisqu'il ne sait pas peindre, ce sera l'écriture. Le gros cahier noir qui renferme le manuscrit de son premier roman, La Geste grimaçante, reste fermé. La couverture porte, écrite de la main de l'auteur, la mention : "Ce manuscrit de mon premier roman écrit à dix-sept ans ne doit pas être publié." Le voeu de l'écrivain a jusqu'à présent été respecté. Patiemment, le jeune homme - qui, après maintes recherches, a trouvé un pseudonyme satisfaisant : ce sera "Gary", "brûle" en russe - affûte sa plume. Publié en 1945, son roman Education Européenne est salué par Joseph Kessel, Albert Camus, André Malraux, Louis Aragon, et reçoit le Prix des Critiques. L'écriture devient peu à peu indissociable de la vie de Romain Gary : "J'écris ou je dicte sept heures par jour dans n'importe quelles conditions et n'importe où, je ne pourrais pas supporter le monde sans ça." On connaît la suite, et le succès grandissant de son oeuvre jusqu'à l’obtention, en 1956, du Prix Goncourt pour Les Racines du ciel. On sait aussi les échecs, le découragement, la exposition, rétrospective, musée des lettres et manuscrits, paris, gary, Romain Gary, Musée, lettres, manuscrits, Neslenécessité de se réinventer. Romain Gary accouchera de son double de papier, Emile Ajar, et par là-même de la plus grande supercherie littéraire du XXe siècle : "C'était une nouvelle naissance. Je recommençais. Tout m'était donné encore une fois. J'avais l'illusion parfaite d'une nouvelle création de moi-même, par moi-même." Voilà le nouveau souffle dont l'écrivain avait besoin. En 1974, Gros-Câlin est acclamé par la critique ; Jacqueline Piatier, du Monde, salue le tour de force de ce récit qui parvient à "transposer Charlot en roman". Un an plus tard paraît La Vie devant soi. Fait inédit : l'histoire d'amitié entre Momo, le petit garçon arabe, et Madame Rosa, une ancienne prostituée juive, vaudra à son auteur un deuxième Prix Goncourt.

Romain Gary, insatiable mangeur d'étoiles, funambule relevé de ses chutes dans un grand trait d'humour ("il suffit de l'encre, du papier, d'une plume et d'un coeur de saltimbanque") : voilà pour le devant de la scène. L'exposition, elle, explore les coulisses et montre, à travers la surabondance de brouillons et de tapuscrits infiniment réécrits et remaniés, le bourreau de travail qu'était Romain Gary. Pas moins de quinze ébauches ont ainsi été nécessaires pour aboutir au premier paragraphe des Enchanteurs, paru en 1973. Plus loin sont présentés des passages dactylographiés d'Europa, annotés, biffés, corrigés à la main. Inlassable Sisyphe, Gary travaille et retravaille ses textes. Il dicte ses manuscrits à sa secrétaire, puis recopie à la main la version dactylographiée, pour encore la modifier, ajouter ou supprimer des passages, assembler les paragraphes dans une disposition différente. Ainsi peut-on déchiffrer la première mouture d'un passage de Gros-Câlin : "Ce salaud ne se nourrissait pas de chair simplement fraîche : il se nourrissait de chair vivante. Il lui fallait, une fois par semaine, sa souris ou son cochon d'Inde. Il refusait tout le reste. Pas question de se nourrir de viande qui ne fût pas, en quelque sorte, incarnée, capable de terreur, de souffrance et aussi de joie de vivre." De ratures en corrections, Romain Gary recopie, de son écriture serrée, la version finale sur un autre feuillet. "Les pythons ne se nourrissent pas seulement de chair fraîche, ils se nourrissent de chair vivante. C'est comme ça." Ce labeur empêche certaines oeuvres d'être achevées. C'est le cas du Charlatan, dont un travail préparatoire est ici exposé. Pour ce roman policier dans lequel des mafieux et des agents américains se disputent une importante cargaison d'héroïne à Haïti, Romain Gary a élaboré une fiche de présentation de chaque personnage et rassemblé diverses coupures de journaux. Impliqué à l'extrême dans la préparation de ses romans, l'écrivain, polyglotte, l'est aussi dans leur traduction. Preuve en est ce tapuscrit de la version anglaise des Enchanteurs, traduit par Helen Dustis et remanié, encore et toujours, de la main de Romain Gary.

exposition, rétrospective, musée des lettres et manuscrits, paris, gary, Romain Gary, Musée, lettres, manuscrits, NesleL'hommage rendu par le Musée des Lettres et Manuscrits n'aurait pas été complet si seuls ses romans avaient été présentés, sans les autres couleurs de la vie de ce caméléon : l'homme de terrain, d'abord, engagé dans l'aviation aux côtés du Général de Gaulle - Gary a rédigé un portrait élogieux, en anglais, pour le magazine Life à la mort du grand homme. Le journaliste, ensuite, qui, entre 1970 et 1972, a tenu dans France-Soir une chronique intitulée "Journal d'un irrégulier", pêle-mêle de ses impressions sur la France de l'époque. L'homme politique, encore, Consul Général de France et membre de la délégation française de l'ONU. Et, surtout, l'amoureux des femmes, de la Femme en général. Sans voyeurisme, l'exposition laisse à voir les fêlures d'un homme qui a toujours attendu que la vie honore la promesse faite à l'aube, avec l'amour maternel. La figure de Jean Seberg est présente, bien sûr, à travers la reproduction de quelques clichés et, surtout, un poème inédit de l'actrice, rédigé en français.

D'autres visages féminins traversent l'exposition : Lesley Blanch, première épouse de l'écrivain, qui lui a inspiré son roman Lady L., paru en 1963 ; la jeune Hongroise Ilona Gesmay, sans doute la seule véritable passion du romancier ; Christel Kriland, à qui Romain Gary a adressé de somptueuses lettres, jamais dénuées d'humour tendre - "quelquefois je doute, je pense que je ne serai pas entendu… Tu es tellement blonde !" Dans l'une d'entre elles, il fait part à la jeune femme de son idéal : "Rien, jamais, ni le mariage, ni l'amour, ni les enfants, ne te rapprocheront de moi plus que ça : l'effort d'être un homme. C'est par cet effort, par cette volonté dure, par cette aspiration à la dignité humaine, à la condition humaine, que ton sang, Christel, sera dans mon sang, ta pensée, dans ma pensée et ta main, fillette, dans ma main. Il y a peut-être trop de grandes lettres, trop de majuscules, dans ce que je te dis là. Mais ce ne sont pas des grandes lettres, des grands mots : ce sont de grands sentiments et il ne faut pas avoir honte." Un idéal trop élevé, sans doute, pour pouvoir être atteint. Romain Gary le savait, lui qui toute sa vie a tendu la main vers l'éternel et n'a pu finalement saisir qu'une autre main humaine. Son étude approfondie de l'homme lui a, malgré tout, apporté quelques certitudes : "J'ai tout de même découvert un secret qui est celui de tous les enchanteurs : si je meurs, c'est que j'aurai manqué de talent …"
 
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Romain Gary, des Racines du ciel à La Vie devant soi
, jusqu'au 3 avril 2011
Musée des Lettres et Manuscrits
222 Boulevard Saint-Germain
75007 Paris
Tlj (sf lun) 10h - 19h
Nocturne jeudi (21h30)
Tarif plein : 7 €
Tarif réduit : 5 €
Gratuit pour les moins de 12 ans
Rens. : 01 42 22 48 48









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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Romain Gary (1975) © Jeanloup Sieff / Agence Vu
Photo 1 Clair de femme, Ensemble regroupant les différentes versions manuscrites du roman de Romain Gary, Clair de femme, paru en 1977. L’analyse des différentes versions montre aussi que Gary semblait avoir dès le début de la rédaction une idée très précise de l’intrigue et des personnages qui devaient figurer dans la version finale. Ainsi, on note finalement peu de différences entre le texte jeté d’une écriture pressée sur les premiers cahiers de brouillon et la version publiée. © Coll. privée/Musée des lettres et manuscrits, Paris
Photo 2 Romain Gary. Photo Jacques Robert (mai 1972). © Éditions Gallimard
Photo 3 La Geste grimaçante. L’étiquette du dossier enfermant ce manuscrit de 1934, roman totalement inédit de Romain Gary, porte cette indication, écrite de la main de l’auteur un an avant son suicide : « Ce manuscrit de mon premier roman ne doit pas être publié. Il peut être ouvert [illisible]. Romain Gary. 16 XII 79 ». © Coll. privée/Musée des lettres et manuscrits, Paris
Photo 4 La Nuit sera calme. Feuillet manuscrit relatif au livre d’entretiens de Romain Gary, La Nuit sera calme, publié en 1974. L’ouvrage se présente sous la forme d’un entretien avec son ami d’enfance, François Bondy, que Gary réussit à convaincre de participer à ce projet. Mais l’écrivain avait l’intention de rédiger ce nouvel ouvrage seul et n’en soumit la version dactylographiée et déjà finalisée à son ami que pour la forme. Les feuillets, d’une écriture pressée, sont numérotés selon un ordre à usage personnel, qui ne sera pas respecté dans la version publiée et de nombreux passages resteront inédits ou paraîtront rédigés différemment. © Coll. privée/Musée des lettres et manuscrits, Paris
Photo 5 Le Charlatan. Ce roman policier inachevé, resté inédit, a très certainement été écrit au cours de l’année 1969. Le feuillet présenté est un brouillon préparatoire : Gary établit la liste de ses personnages qui sévissent en Haïti. Des mafieux, des agents américains et le dictateur haïtien « Papa Doc ». © Coll. privée/Musée des lettres et manuscrits, Paris