Acide Albion
Encadrée par les pointures nationales du rire Harry Hill, Steve Bell, Gerald Scarfe et l'équipe du fameux magazine Viz, chacun commissaire invité sur une salle, la Tate Britain de Londres retrace, avec l'exposition Rude Britannia - British Comic Art, jusqu'au 5 Septembre 2010, une histoire de l'art britannique sous l'angle de l'humour, du XVIIe siècle à nos jours. Pots de chambre pour uriner sur Napoléon côtoient caricatures politiques, tableaux satiriques, BD salaces et installations grotesques, le tout riant autant que célébrant l'art anglais. Qui aime bien se moque bien.
Un couple de lapins se balade. L'un habillé d'un pantalon et d'une veste mauves, l'autre portant une robe à col roulé turquoise. Un dimanche, ils décident d'aller à la Tate Britain puisque, depuis que les citoyens britanniques ont le droit de choisir le programme des expositions dans leurs musées, l'institution a réaménagé sa collection. Enthousiastes, les deux animaux payent leur billet d'entrée pour voir le résultat inédit du comptage de bulletins : "
Ordinary People Doing Ordinary Things" ("Des gens ordinaires faisant des choses ordinaires"). L'oeuvre de Simone Lia porte le titre évocateur de
Voted off et avait originellement été commandée par la Tate Britain en 2009 pour illustrer le débat concernant l'implication du public dans l'organisation des expositions. D'une image à l'autre, ces petits personnages, si mignons, si naïfs, véhiculent pourtant des questions satiriques complexes. Car cette courte bande dessinée dénonce tout autant les pratiques en cours dans le milieu de l'art que la foi aveugle que peut nourrir le public à l'égard du soi-disant pouvoir de l'art. Aussi, dès son commencement, la nouvelle exposition
Rude Britannia. British Comic Art invite le spectateur à rire de tout. Même, surtout, de la Tate qui l'accueille. Il s'agit de déshabiller le politiquement correct qui, venu de l'autre côté de l'Atlantique, gangrène la société britannique pourtant connue, voire vénérée, pour son humour grinçant et irrévérencieux (le "
rude" du titre).
Il semblerait même que l'usage moderne du mot "humour" soit apparu en 1682 pour capturer un trait de caractère anglais, sans réel équivalent sur le continent européen à l'époque... Depuis, le sens du désopilant est devenu partie intégrante de cette exception anglaise. Le talent farceur des habitants outre-Manche semble génétiquement lié à leur histoire nationale, puisque c'est à la fin du XVIIe siècle, lorsque la Grande-Bretagne devient la première monarchie constitutionnelle du monde - très exactement en 1689, au moment de
la Révolution Glorieuse -, que le comique fait ses armes dans l'art national. Cette époque est non seulement marquée par des changements politiques importants, donnant lieu à une liberté d'expression sans précédent, mais également par des chamboulements économiques profonds : le capitalisme global fait son entrée fracassante au début du XVIIIe siècle. L'Empire britannique entame sa conquête de territoires lointains, auxquels il impose la libre circulation des biens, idées et opinions. La salle dédiée à la satire sociale et au grotesque rassemble justement des oeuvres qui s'en prennent à la dépravation et à la frénésie avare de la société de consommation naissante.
A ce titre, il faut relever l'acuité facétieuse d'un William Hogarth (1697-1764). Présent tout au long de l'exposition, l'artiste anglais semble avoir tenté de combler ce qu'il manquait à l'art britannique de son époque. Car, contrairement à d'autres grandes nations européennes, on dit alors de la Grande-Bretagne qu'elle est dépourvue de grands maîtres anciens, quand l'Italie a les peintres de la Renaissance... L'art robuste et vigoureusement sarcastique de Hogarth - et plus tard de Thomas Rowlandson, 1756-1827 - s'oppose au raffinement délicat du continent. C'est à coup de symboles que le dessinateur s'attaque aux hommes d'affaires responsables du désastre financier connu sous le nom de South Sea Bubble dans
The South Sea Scheme (1721). Très populaires à l'époque, notamment aux Pays-Bas, des personnages allégoriques servent à transmettre un message fort : Fortune est déchirée par le diable avant d'être jetée à la foule, Honnêteté est enchaînée, Honneur croule sous les coups de bâtons.
Taste in High Life (1742) porte un regard taquin sur l'obsession de l'aristocratie de suivre la mode. Un "connaisseur" efféminé et une bonne ridiculement accoutrée s'exaltent pour le dernier cri en matière de porcelaine, qui leur vient sous la forme d'une tasse dont les mensurations miniatures la rendent inutilisable. A l'arrière-plan, une dame de haut rang se félicite de sa dernière acquisition exotique : un servant noir, objet de luxe comme un autre. Hogarth insinue ainsi que les personnages sont tout aussi esclaves de la mode que ce jeune homme l'est de sa nouvelle maîtresse. D'aucuns estiment que le dessinateur aurait participé de l'avènement de la bande dessinée moderne
avec sa série
A Rake's Progress, où il met en scène l'histoire d'un jeune aristocrate qui, allant d'une orgie à l'autre, dilapide sa fortune à Londres. Chacune de ses huit gravures regorge de détails, dotée d'une force narrative dépassant largement le moment représenté, de sorte que chacune agit comme un chapitre. Finalement, si William Hogarth marque durablement l'art britannique et surtout sa révérence de l'élément comique, c'est parce qu'il sait forger des oeuvres qui, bien qu'enracinées dans le contexte historique, le transcendent par leur beauté implicitement moqueuse.
Dans l'espace consacré à la satire sociale et au grotesque, les oeuvres de Hogarth se retrouvent en écho dans les cartels dont les textes, pour l'occasion, ont été remplacés par des dessins spécialement exécutés par l'équipe du magazine
Viz. Le média, qui se revendique leader en matière d' "
humour de chiottes", a accepté de collaborer avec la Tate pour soutirer des tirades licencieuses à l'une de ses coqueluches, Roger Mellie -
The Man on the tellie, présentateur "je-m'en-foutiste". En outre,
Viz a offert, à l'occasion de l'exposition, une BD géante parée des personnages favoris des Anglais qui trône dans la seconde salle. L'humour irrévérencieux du magazine s'inscrit dans la plus "pure" tradition britannique, marquée par la liberté politique qui autorise une hétérodoxie dans laquelle le carnavalesque fait partie intégrante de la vie nationale, au grand dam de certains hommes politiques, comme John Major. Succédant à Margaret Thatcher, dont les caricatures effrayantes ornent la salle dédiée à la politique, Major a occupé le 10 Downing Street entre 1990 et 1997. Steve Bell, caricaturiste pour le journal de centre gauche
The Guardian, s'étant pris d'affection pour cet homme politique au charisme quasi inexistant, le dessine alors systématiquement avec un slip par dessus ses costumes. Devenu aussi célèbre que celui qui le porte, le sous-vêtement est brûlé devant le Parlement par Steve Bell lorsque John Major cède sa place à Tony Blair...!
Célébré par les dessinateurs politiques de l'époque lors de son élection en 1997, le physique de l'ancien premier ministre vit d'ailleurs une évolution fulgurante au fur et à mesure que les espoirs qu'il a suscités s'éteignent : à l'apparence jeune - il est d'ailleurs souvent associé à Bambi - et pleine de fraîcheur des débuts suit une décrépitude physique qui culmine probablement dans le dessin de Martin Rowson (2009),
Pourquoi ils voulaient tenir l'audience de l'enquête criminelle irakienne à huis clos... qui montre un être repoussant, dégoulinant de morve et de sueur. Comme pour pallier à tant de crudité, une salle de lecture se dresse à mi-parcours, pour feuilleter sans hâte bandes dessinées, magazines et autres ouvrages aux vertus sardoniques, confortablement installé dans un intérieur typiquement britannique avec l'incontournable moquette et le papier peint fleuri. Aucune occasion de se moquer n'est manquée, avant de passer à un autre géant de l'art comique britannique : le paillard. Plongé dans une atmosphère de boudoir, teintée de rouge et de matières soyeuses, la section consacrée aux blagues grivoises, calembours licencieux et caricatures explicites expose l'auto-conscience sexuelle de certains artistes britanniques. Sarah Lucas, par exemple, transforme des expressions verbales en images parlantes :
Chicken Knickers (boxers de poulet, 1997) montre un homme portant des boxers auxquels sont suspendu un poulet, comme il se présente au super-marché. Et ses
Five Lists (cinq listes) utilisent divers insultes et mots vulgaires pour en faire une poésie visuelle, à rebours de l'ineptie des termes quotidiens.
Alors que la transition vers la dernière salle consacrée à l'absurde serait toute trouvée, la Tate offre à Steve Bell un mur entier pour accompagner l'oeuvre récemment redécouverte de George Cruikshank (1792-1878),
The Worship of Bacchus. Depuis un petit monticule installé pour offrir une vue panoramique sur le tableau sur-dimensionné et infiniment détaillé de Cruikshank, on peut aussi garder un oeil sur les commentaires fournis
par Steve Bell sur le mur adjacent. Au sujet de cette fresque réalisée entre 1860 et 1862, l'humoriste raconte qu'elle est à la fois décorative, pleine d'humour et profondément sérieuse. De fait, en montrant les effets de l'alcool, qui commencent avec l'ébriété innocente d'un mariage ou d'une fête d'anniversaire pour s'achever par des catastrophes telles que le suicide ou l'incendie, le caricaturiste Cruiksank livre une vision immédiate et pénétrante de la société de l'époque, qu'il espérait encourager à l'abstinence par sa peinture didactique. L'humour n'est jamais gratuit, donc essentiel.
La dernière étape se franchit sous une enclume, accrochée (solidement ?) à l'entrée de la salle consacrée à l'absurde, dont les murs d'un bleu éclatant s'engouffrent dans le faux gazon installé au sol, donnant à l'espace les allures d'un espace de jeu gigantesque. On y retrouve les classiques du genre : humanisation d'objets habituellement inanimés, telles ces statues d'êtres à mi chemin entre aliments et humains que Shaun Doyle et Mally Malsinson laissent combattre sur le gazon pour se moquer de la nouvelle propagande "
Cinq fruits et légumes par jour" (
Death to the Fascist Fruit Boys 2010) ; dislocation d'échelle avec un masque à gaz colossal qui pend du plafond, imaginé par Brian Griffiths (
The Body and Ground or Your Lovely Smile 2010) ; ou encore inutilité déroutante avec le chat empaillé de David Shrigley (
I'm Dead 2007) qui tient un panneau sur lequel est inscrit "
je suis mort". Comme si, en filigrane, l'humour n'était jamais loin d'une forme de tristesse et de malheur, l'une des manifestations supérieures du divertissement pascalien. Inutile de se demander s'il faut en rire ou en pleurer : assurément, l'art britannique a tranché.