Les pupilles dilatées, les paupières entrouvertes
Les murs blancs immaculés du Centre Pompidou servent d’écrin aux multiples images que l'exposition La subversion des images - Surréalisme, photographie film recelle - près de quatre cents œuvres y sont exposées. Ici et là, des miroirs déformants rappellent constamment l’oscillation entre représentation du réel et échappatoire vers un monde imaginaire, pour montrer le lien passionnel entre les Surréalistes et l’image.
"Le vice appelé Surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du mot image" : d’emblée, cette phrase de Louis Aragon placée en ouverture de l’exposition du Centre Pompidou consacrée avant tout aux liens entre les Surréalistes et la photographie – le film y a beaucoup moins d’importance – donne le ton. C’est de fascination et d’obsession dont il s’agit, non de la simple utilisation d’un support artistique.
Fascination tout d’abord pour les inventions photographiques récentes, en particulier le photomaton, dont le brevet a été déposé en 1927 et qui était, à l’origine, une invention ludique destinée à amuser les badauds dans les foires. Les Surréalistes s’amusent eux aussi à se faire prendre en photographie, dans des poses grimaçantes bien éloignées des postures figées traditionnelles. Ils vont jusqu’à faire de cet instrument un véritable équivalent de l’écriture automatique : ces photographies conçues sans prise de vue particulière, sur le mode de l’instantané, favorisent l’idée selon laquelle les images, comme les phrases, peuvent apparaître toutes seules. Par la suite, ces petits portraits individuels permettent la représentation du groupe en tant qu’entité : L’échiquier Surréaliste de Man Ray (1934) assemble ainsi les différents visages des tenants du groupe artistique. Bien plus, une première version de l’échiquier avait été constituée en 1930 puis exposée lors de la projection du film L’Âge d’or, et détruite par un public indigné. Le second échiquier montre non seulement la force d’existence du mouvement Surréaliste mais également ses changements : les visages ont déjà changé depuis 1930, certains ont disparu, d’autres sont apparus. Les évolutions du groupe sont de cette façon discrètement soulignées.
Fascination également pour les portes de l’imaginaire ouvertes par la photographie, notamment dans le milieu urbain. Les cadrages des enseignes, des mannequins dans les vitrines, des monuments plongés dans la nuit et le brouillard sont quelques unes de ces images qui passionnent les Surréalistes, parce qu’elles sont autant de preuves pour eux de la présence d’un merveilleux moderne dans le monde de la ville. La photographie anonyme de deux hommes penchés au-dessus d’une bouche d’égout, semblable au trou béant d’un tunnel conduisant vers un autre univers, devient très rapidement l’une des icônes du mouvement et fait la couverture du onzième numéro de la revue La Révolution Surréaliste. Les gros plans deviennent eux aussi des moyens de déceler sous le banal le monde merveilleux et étrange qui échappe habituellement aux regards, telle cette Pince de homard de Jean Painlevé (1929) ou ce détail d’une entrée de métro (Avez-vous déjà vu l’entrée du métro de Paris ? de Brassaï, 1932), tout comme ces différents plans d’un gros orteil de Jacques-André Buffard (1924) qui transforment une partie anodine du corps humain en un être étrange, presque monstrueux
La fascination finit par devenir obsession, lorsque l’œil de l’appareil photographique vient remplacer celui de l’homme : pour les Surréalistes, le rapport au monde concret est très vite déterminé par une expérience optique qui confine à une véritable pulsion scopique, sorte de "jouir du voir". L’intérêt des Surréalistes pour la photographie pornographique participe également de cette volonté de tout voir et de tout représenter. Mais le rapport des Surréalistes à la photographie est également fondé sur la transformation, la subversion continuelle : les instantanés sont sans cesse minutieusement travaillés. Travail de l’objet photographié tout d’abord : la mise en scène de certaines images est poussée jusqu’à la surenchère, pour exprimer une sorte de "fausse note photographique" et, de cette façon, un décalage avec le réel. La série de clichés de Paul Nougé, Subversion de l’image, qui donne son titre à l'exposition, où les objets sont absents, remplacés, détournés, telle cette photographie de Buveurs attablés, des verres invisibles à la main, est particulièrement représentative. Travail de la matière photographique également : les images sont découpées, assemblées entre elles de manière à favoriser un télescopage du sens. Les nombreux "tableaux synoptiques" (montages d’images photographiques fondés sur des découpages, des associations inattendues) présentés par l’exposition, Rêves et Hallucinations de Marx Ernst (1926), Retirez la fourchette de l’œil du papillon, sex-surreal de Freddie Wilhelm... sont autant d’exemples de ces subversions, qui peuvent prendre également la forme de cadavres exquis visuels ou de "scrapbooking" (collage et agencement dans un cahier de fragments de papiers, d’images et de photographies).
Le travail de la matière même photographique trouve son parachèvement dans l’une des dernières salles de l’exposition, intitulée "Anatomie de l’image". Celle-ci présente toutes les techniques employés par les artistes pour subvertir leur clichés : brûlage des clichés, à l’instar de La Nébuleuse de Raoul Ubac (1939), solarisation (Le primat de la matière sur la poésie de Man Ray, 1929, est l’un des plus beaux exemples de cette technique), déformation (tout particulièrement par le dédoublement pratiqué par Léo Malet)… Toutes ces innovations surréalistes dans le domaine de l’image expliquent l’intérêt suscité par le mouvement et leur utilisation dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale dans les univers de la mode, de la publicité et de l’illustration. Mais les artistes surréalistes ont eux-mêmes inauguré cette ouverture vers des domaines plus commerciaux en répondant à diverses commandes. Les Larmes de Man Ray (ca. 1933) ont ainsi été utilisées dès 1934 pour une marque de cosmétique, resserrant un peu plus les liens entre le monde du réel et celui de l’imaginaire.
Crédits et légendes photos
Visuel sur la page d'accueil : Eli Lotar, Germaine Krull, Sans titre, ca. 1930 Plaque de verre gélatino-argentique positive d’époque 8,9 x 9,9 cm Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. Don d’Anne-Marie et Jean-Pierre Marchand © Centre Pompidou, Mnam / Cci, documentation des collections, Dist.RMN
Image 1 Brassaï, Sans titre, vitres cassées d'un atelier de photographe, ca. 1934 (photographie publiée dans Camille Bryen, Alain Gheerbrandt, Anthologie de la poésie naturelle, Paris, K. éditeur, 1949) Gélatino-argentique, tirage d’époque 17,3 x 29,8 cm Museum Folkwang, Essen © Estate Brassaï – RMN © Museum Folkwang, Essen, 2009
Image 2 Claude Cahun, Que me veux-tu ?, Autoportrait double, 1929 Gélatino-argentique, tirage d’époque 23 x 18 cm Collection particulière DR © Centre Pompidou, Paris. Photo : Philippe Migeat