Van Gogh, le pinceau et la plume
La correspondance abondante que Van Gogh (1853-1890) a entretenue avec son frère Théo a déjà été publiée, mais jamais mise en regard avec son oeuvre picturale. C'est chose faite grâce à la Royal Academy of Arts de Londres, qui réunit trente dessins et soixante-cing toiles de l'artiste, lesquels dialoguent avec une trentaine de lettres envoyées par l'artiste à son frère et à d'autres, rarement exposées car fragiles. Avec l'exposition The Real Van Gogh. The artist and his letters, à visiter jusqu'au 18 avril, la commissaire, Ann Dumas, a voulu rompre avec le mythe du peintre et dessinateur dépressif psychotique, pour explorer les profondeurs d’un personnage sensible et raffiné.
Côte à côte, sur le mur d'entrée, trônent les deux protagonistes de l'exposition, le regard vif, l'air austère : Vincent Van Gogh, auteur des œuvres exposées, et son frère Théo, confident silencieux. Les deux portraits en noir et blanc, pris en 1873 pour l'un et en 1882 pour le second, ne laissent en rien présager le parcours haut en couleurs qui suit. A première vue, ces portraits individuels ne semblent pas plus témoigner d'une communion d'esprit pourtant tout à fait particulière. Tout au long de sa vie, Vincent Van Gogh écrit avec une passion régulière à son frère cadet, principal destinataire, bien que non exclusif, puisque Van Gogh entretient un vif échange épistolaire avec d'autres artistes peintres, à l'instar de Paul Gauguin.
Prolifique, la correspondance de Vincent Van Gogh montre combien l'artiste tardif - ce n'est qu'à 27ans qu'il se consacre à la peinture - éprouve le besoin de communiquer ses émotions, ses impressions, ses projets ou encore ses inquiétudes. Animé par le souhait de partager la richesse de son monde intérieur, le peintre néerlandais admet la facilité qu'il a à peindre plus qu'à dire les choses. Ses lettres manifestent ainsi le va-et-vient constant entre une pensée verbalisée et une expression graphique, traduite par de minutieux croquis qui s'insèrent dans le
corps du texte. Cet enchevêtrement des mots et du dessin sous-tend l'ensemble de l'exposition qui, par l'agencement simultané d'un tableau et de ses croquis préliminaires qu'il fait parvenir à son frère, crée une dynamique de mise en abyme réciproque riche en interrogations. Cet intérêt que Van Gogh a pour le langage, et les diverses formes que celui-ci peut adopter, provient sans doute de son amour pour le genre humain, nourrissant une affection singulière pour les "petites gens".
Si ce sont les paysages et les natures mortes peints par Van Gogh qui constituent sa renommée contemporaine, sa passion demeure l'art du portrait. Déjà en Hollande, lors de son séjour à la campagne, à Etten puis à Nuenen, au début des années 1880, il consacre beaucoup d'efforts à la représentation de figures humaines
. Tête d'une femme (Mars 1885) est le portrait d'une paysanne tracé dans des tons sombres, sculptant littéralement le visage de la femme dans des matières rappelant l'argile ou la boue. Ce portrait annonce déjà ce que van Gogh appelle "
portrait moderne", c'est-à-dire une représentation qui s'attache moins à révéler un individu qu'un archétype, et ce, au moyen de la couleur. Ainsi, les portraits individuels de la famille du postier Joseph Roulin illustrent parfaitement le souci de Van Gogh de peindre des personnages qu'il refuse de simplement voir. La femme de Joseph (février 1889), par exemple, avec ses maints jointes au-dessus du ventre et peinte sur un fond floral devient l'incarnation même de la maternité. La paire
La Chaise de Van Gogh (novembre 1888 à janvier 1889)
et
La Chaise de Gauguin (novembre 1889) pousse probablement à son paroxysme cette attention au ressenti. En effet, c'est par leur absence que les deux hommes sont révélés au spectateur qui constate l'affection, grâce aux détails agrémentant la chaise de Gauguin, que Van Gogh voue à son ami ; ou encore l'humilité avec laquelle il choisit de se représenter à l'aide d’une simple chaise en paille.
La sévérité du regard que porte l'artiste autodidacte sur lui-même et son art se dessine en filigrane au fil de son oeuvre. A ses débuts, Van Gogh s'applique à apprendre les techniques de la perspective - à l'aide de chartes graphiques par exemple, exposées dans la première salle - qui s'apparentent à de la sorcellerie, comme il le confie à Théo. Chaque toile demande un temps important de préparation : de nombreux croquis et observations préliminaires abondent avant le passage au geste définitif. Van Gogh multiplie les sources d'inspiration, vouant une admiration sincère à certains de ses pairs, tels Jean-François Millet, Eugène Delacroix ou encore le jeune mouvement pointilliste de l'époque. Contrairement à certaines idées reçues, Van Gogh est un intellectuel érudit. Enfant de pasteur, il apprend jeune l'anglais, le français et l'allemand. La littérature, française tout spécialement, comme le démontrent les livres jaunes des auteurs en vogue à
l'époque où Van Gogh vit à Paris (1886-1888) peints dans le tableau
Romans parisiens, est omniprésente dans l'œuvre de l'artiste qui partage sa vie entre la Hollande, l'Angleterre et la France. Toutefois, c'est le Japon qui laisse l'empreinte la plus vive. De façon inattendue, Van Gogh affirme que "
tout [son] travail est un peu basé sur la japonaiserie". Ce qui le fascine le plus, ce sont les teintes ornant les estampes japonaises, notamment le contraste des couleurs primaires.
Ce qui apparaît d'abord pure fantaisie se révèle bientôt arbitrage méticuleusement choisi : la découverte du "
Van Gogh authentique" se fait au fil des salles de couleurs de la Royal Academy of Arts. Clin d’œil à la maison de l'impressionniste Claude Monet, où la couleur existe pour soi et pour sa fonction. Témoin, la salle jaune, où les tableaux peints par Van Gogh lors de son séjour en Provence à Arles (1888-1889), cherchant refuge après une vie parisienne tumultueuse et épuisante, ne manquent pas de révéler la force du soleil, disque géant dans
Le semeur (novembre 1888) ou chaleur étouffante dans le tableau doré
Champ de blé avec un faucheur au lever du soleil (septembre 1889). "
Je vais peindre jusqu'à ce qu'arrive la couleur", écrit-il. Une lettre présentée à proximité du
Champ de blé au lever du soleil illustre l'acuité avec laquelle Van Gogh perçoit la couleur, qui devient langage en soi : il demande ainsi à son frère à ce que son tableau soit toujours exposé, contrasté par une scène d'automne, intitulée
Champ clos avec paysan (octobre 1889),
peinte dans des tons plus froids, bleu et mauve. Pour leur auteur, les deux toiles ne prennent sens qu'une fois accrochées l'une à côté de l’autre. Au sujet de la centralité de la couleur comme moyen de structurer des formes, Van Gogh affirme : "
le peintre de l'avenir, c'est un coloriste comme il n'y en a pas encore eu."
L'artiste quitte la Provence et ses tableaux submergés de couleurs en 1890, après la manifestation de sa première dépression nerveuse, qui l'amène à se mutiler l'oreille gauche. Il retourne vers des paysages plus tranquilles dans le Nord en s'installant à Auvers-sur-Oise dans le Nord de Paris. Dans les deux derniers mois de sa vie, Van Gogh peint un tableau par jour, soit soixante-dix toiles. Malgré cette activité prolifique, il écrit à Théo être insatisfait de son labeur : à l'image de l'arbre qui se prolonge à l'infini au-delà du cadre de
Cyprès (juin 1889), Van Gogh aurait aimé sortir de lui-même. La nature est le principal objet de ses peintures car, comme il l'écrit à son frère, elle lui offre un répit, un calme pour échapper, l'espace de quelques coups de pinceaux, à sa maladie mentale. Après son suicide à coup de fusil en juillet 1890, on découvre une dernière lettre non postée, adressée à Théo dans laquelle Vincent Van Gogh constate avec tristesse "
qu'(il) risque (sa) vie pour (son) propre travail." L'autoportrait peint en 1888, qui trône au milieu de l'exposition, n'en devient que plus vertigineux : les couleurs contrastées donnent une apparence de mort à l'artiste qui pose sur le spectateur un regard perçant, impitoyable. Celui qu'il pose avant tout sur son travail et lui-même.