Un reflet en papier brun
Nationalgalerie, le titre de l’exposition, peut facilement passer inaperçu. Car c’est aussi dans ce même lieu que Thomas Demand expose. Le photographe, mondialement connu, est accueilli par ce célèbre musée d’art de Berlin, afin de présenter l’une des plus grandes expositions qu’il a jamais données en Allemagne.
Pourquoi en Allemagne et pourquoi en ce lieu ? Ce pourrait être anodin, mais non, vingt ans après la chute du mur de Berlin, et soixante après la création de la République Fédérale d’Allemagne, il semblerait que tout cela soit lié. Cette exposition n’est pas une rétrospective. Ce n’est pas une volonté de montrer de manière exhaustive le travail de l’artiste, seulement celui sur l’Allemagne. Ceci aussi est un indice. Retour en arrière : le titre, lui-même, met le lieu en scène, comme premier. L’Allemagne devient donc le centre de tout, le point d’attache de l’exposition. Et sans cela, impossible de prendre le train en marche.
Sortie de tout contexte, l’œuvre de Thomas Demand demeure obscure. Cet artiste, qui ne fait que photographier des sculptures de carton qu’il crée lui-même, se sert d’éléments historiques ou de faits de société pour ses œuvres – souvent, ses modèles sont des photographies de presse. Cette exposition autour de son travail sur l’Allemagne retrace donc une partie de l’Histoire de ce pays, de la vie allemande. Le célèbre architecte Ludwig Mies Van Der Rohe participe lui aussi de cette Histoire, puisqu’il n’est autre que l’architecte de la Neue Nationalgalerie. Architecture, photographie : l’histoire de l’art allemand se joue sous nos yeux. Qu’en est-il de la littérature ? Elle n’est pas en reste : Botho Strauß, écrivain allemand de renom, a écrit pour l’occasion des textes, accompagnant chaque instantané de Demand.
Ainsi Rasen ("pelouse"), à la lumière de l’écrit de Strauß, prend tout son sens. Ce gros plan d’une étendue d’herbe n’a rien d’anodin, véhiculant le cliché des Allemands adeptes du barbecue les beaux jours venus. De même, leur ordre légendaire n’est pas épargné. Témoin, Archiv ("Archive"), photographie d’archives d’un lieu qui nous est inconnu. Mais là aussi, comme dans toutes les photos de Demand, aucune inscription n’est visible. Pas de repère, ni alphabétique, ni numérologique. Le tri dans ces archives n’est qu’un leurre. "L’ordre est l’événement improbable et, par conséquent, l’une des manifestations privilégiée de l’art", indique Strauß.
Mais c’est aussi aux événements politiques que s’attache Demand : Büro (Bureau) n’est pas la seule représentation d’un bureau en désordre, c’est le souvenir de manifestants ayant pris possession du quartier général de la Stasi à Berlin le 15 janvier 1990. Quant à Badezimmer (Salle de bain), elle renvoie directement à la mort d’Uwe Barschel, le Ministre-Président de Schleswig-Holstein, retrouvé sans vie dans sa baignoire le 11 octobre 1987 alors qu’il était en déplacement à Genève.
Au fil de ces clichés de sculptures en bristol, les poèmes de Strauß aiguillent tout autant qu’ils perturbent. Ainsi, dès l’entrée du musée, l’écrivain se demande si Thomas Demand n’est pas cet homme "qui a sélectionné un air de famille particulier, une photographie, et, afin d’annihiler cela, a construit une réplique en trois dimensions d’une fausse citation de la réalité qui était inscrite dessus, l’a complétée – en effaçant les accrétions excessives de données, en les remplaçant par du vide, ou en les réinventant, en purgeant ainsi l’espace formatif d’un chaos de détails menaçant."
Les photographies de Thomas Demand, si proches de la réalité soient-elles, font naître un sentiment d’étrangeté, lié probablement à la simplification des contours, à la disparition des écritures, aux jeux sur les perspectives… Les rideaux gris – créés eux aussi pour l’occasion – sur lesquels sont accrochées les œuvres accentuent cette impression. Les œuvres semblent flotter dans cet espace directement ouvert sur la ville qu’est la galerie vitrée de la Neue Nationalgalerie. A l’instar de l’œuvre de Demand, cette exposition se situe donc entre fiction et réalité : à la fois au cœur de la ville et de la vie, elle ne montre que des faux… Une réalité en carton-pâte.
Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Thomas Demand, Treppenhaus / Staircase, 1995. C-Print / Diasec, 150 x 118 cm © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn 2009
Photo 1 Thomas Demand, Badezimmer / Bathroom, 1997. C-Print / Diasec, 160 x 122 cm © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn
Photo 2 Thomas Demand, Büro / Office, 1995. C-Print / Diasec, 183,5 x 240 cm © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn 2009
Photo 3 Thomas Demand, Studio / Studio, 1997. C-Print / Diasec, 183,5 x 349,5 cm © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn 2009