Coups de maîtres
Difficile d'y échapper tant l'événement est spectaculaire et médiatisé… 86 toiles exposent dans le hall Napoléon du Louvre les rivalités des maîtres de la Renaissance italienne : Titien, Tintoret, Véronèse, Bassano et quelques autres. Combat des Titans ou lutte à armes inégales ?
La perspective comparatiste adoptée par le Louvre est judicieuse et reflète le contexte historique, artistique et économique qui a favorisé cette émulation créatrice. Dans la riche République de Venise, la concurrence entre les artistes naît concrètement des commandes des mécènes. Ainsi le parcours de visite, à la fois chronologique et thématique, s'ouvre en 1540 quand Titien, qui domine déjà la scène vénitienne, voit les jeunes Tintoret et Véronèse lancer leur carrière, et se referme sur la fin du XVIe siècle avec la mort de Tintoret. Malgré la palette de Véronèse et la fougue de Tintoret, c'est bien le maître Titien qui sort vainqueur de cette longue joute. Bassano, parent pauvre de l'exposition, peine à tirer son épingle du jeu, et ses œuvres ne servent souvent que de faire-valoir à celles de ses rivaux.
La progression thématique met en évidence le cadre esthétique dans lequel les peintres ont composé : portraits, art sacré et art profane, tableaux décoratifs, et nus féminins. La section des portraits nous plonge au coeur du sujet : doges, collectionneurs et riches patriciennes posent gravement pour la postérité et révèlent les visages de ces commanditaires qui ont entretenu les artistes et leurs rivalités. La section intitulée "Entre sacré et profane" souligne les paradoxes d'un art dominé par la Contre-réforme. Les sujets bibliques y sont parfois interprétés avec un luxe et une vitalité tels qu’ils débordent le cadre du sacré : si Les Pélerins d'Emmaüs de Titien sont sobrement attablés, ceux de Véronèse disparaissent presque derrière les fastes des convives, les animaux de compagnie et les jeux des enfants… Une salle consacrée aux "nocturnes sacrés" mérite une attention particulière, car elle dévoile une spécificité vénitienne, le luminisme, qui consiste à représenter de nuit les épisodes les plus pathétiques de la vie du Christ notamment. Dans La Mise au Tombeau du Titien, crépusculaire, seuls le voile bleu de la Vierge et la pâleur du Christ se détachent de l'obscurité. Saisissant.
Malheureusement, l'académisme de la scénographie peine à mettre en valeur ces chefs-d'oeuvre. Les murs sont recouverts d'un rouge cramoisi ou d'un bleu terne particulièrement austères qui ne font pas honneur au talent de ces maîtres de la couleur que furent les peintres vénitiens. L'accrochage tend à la surcharge, les salles étant trop petites pour accueillir les grands formats (et le public !), tandis que les cartels se font rares et elliptiques. Aussi, il est difficile de prendre du recul pour avoir une vision plus globale des toiles et échapper aux reflets des éclairages... L'espace du hall Napoléon n'est décidément pas à la hauteur des oeuvres qu'il expose.
Mais cela ne parvient cependant pas à éteindre l'éclat de certaines toiles. On saluera notamment la beauté des nus féminins. La dernière section pudiquement intitulée "femmes désirées" présente des oeuvres d'une charge érotique exceptionnelle où la femme se voit ardemment convoitée, et, in fine, abusée. Ce sont en effet des figures bibliques ou mythologiques de femmes soumises à la violence masculine qui semblent inspirer les artistes : de Lucrèce violée par Tarquin à Danaé fécondée par Zeus sous la forme d'une pluie d’or, les toiles regorgent de chairs dénudées, de chevelures dénouées, de regards affolés. On retiendra particulièrement la Suzanne de Tintoret convoitée par les vieillards, où les jeux de miroirs créent une circulation déroutante du regard : Suzanne à sa toilette est espionnée par deux vieillards concupiscents, tandis qu'elle-même s'observe dans un miroir, sous les yeux du spectateur qui, devenu voyeur, tente à son tour de capter le reflet interdit de l'intimité féminine…
Le thème de la Vénus au miroir, enfin, offre la représentation la plus riche et la plus complexe de la nudité. La Vénus de Véronèse, charnue, haute en couleurs, toise le public de manière effrontée mais peine à rivaliser avec celle du Titien qui, surprise par le regard du public qu'elle saisit dans son miroir, tente vainement de cacher sa nudité généreuse… Détail troublant : dans le reflet du miroir, son oeil, inquiet et curieux à la fois, interroge le spectateur. Qu'es-tu donc venu voir?
Crédits et légendes photos
VIgnette sur la page d'accueil : Danaë, Titien, 1544 - 1546, 120 x 172 cm, Naples, Museo di Capodimonte, inv. Q134, Per gentile concessione della Fototeca –Soprintendenza, Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico, Etnoantropologico e per il Polo Museale della Città di Napoli © Scala, Florence
Visuel 1 Les Pèlerins d’Emmaüs, Véronèse, Vers 1555 - 1560, 242 x 416 cm, Paris, musée du Louvre, département des Peintures, INV. 146 © RMN / Gérard Blot
Visuel 2 Suzanne et les vieillards, Tintoret, Vers 1555 - 1556, 146 x 193,6 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum,inv. Nr GG – 1530 © Kunsthistorisches Museum, Vienne
Visuel 3 Vénus au miroir, Titien, Vers 1555, 124,5 x 105,4 cm, Washington, The National Gallery of Art, inv. 1937.1.34 © Courtesy Board of Trustees of The National Gallery of Art, Washington