VINGT ANS APRÈS la disparition d'un des plus grands dessinateurs du XXe siècle, la BnF consacre une exposition rétrospective à Roland Topor (1938-1997), et nous permet de (re)découvrir la variété de sa création à travers près de 300 pièces - dessins d'humour, illustrations pour la presse et l'édition, affiches, films d'animation, émissions de télévision, décors et costumes de théâtre - grâce aux donations de son fils, Nicolas Topor, et aux prêts de collectionneurs particuliers. Organisée en quatre sections thématiques - qui sinuent labyrinthiquement autour d'un espace central consacré au spectacle - l'exposition rend hommage à cet artiste anticonformiste, au génie graphique et à la plume caustique. –
Par Émilie Combes
"En de grands coups de pinceaux rageurs et moqueurs, il a repeint l’humanité tel qu’il la voyait, sorte d’hallucination permanente, sorte de rêve d’extralucide. Topor a hachuré des pages blanches, graffé des toiles à la bombe […]. Topor a poussé la supercherie jusqu’à se faire passer pour un fou, visage bonhomme, grand rire fracassant et générosité de tout instant". Telle est la présentation qu’en faisait son plus grand complice, le dramaturge Fernando Arrabal, avec qui Topor a fondé le groupe Panique au Café de la Paix en 1962.
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Œuvre polymorphe IL DÉBUTE SA CARRIÈRE en 1958 comme dessinateur d’humour dans Bizarre, une revue empreinte de l’héritage Dada et surréaliste, adepte d’humour noir, dirigée par Jean-Jacques Pauvert. Avec son premier dessin, en noir et blanc, sans légende, intellectuel, psychologique, violent, l’humour de Topor gagne rapidement les faveurs d’un public d’amateurs éclairés. Dans ses premiers dessins, Topor met en scène de manière récurrente un personnage type, un homme en costume et chapeau melon, rappelant aussi bien le personnage de Charlot que les figures de Magritte. Il participe ainsi à l’éclosion d’une nouvelle vague du dessin d’humour qui trouve un aboutissement dans les pages d’Hara-Kiri, journal satirique avec lequel il collabore de 1961 à 1966. Les premiers dessins de Topor servent alors de visuels pour la première campagne d’affichage en kiosque du journal, dont le célèbre "Coup de poing dans la gueule". Au gré des numéros, on voit son petit bonhomme "abandonner la scie, le marteau et les clous du sadisme au premier degré et se projeter dans des cauchemars ou des délires de plus en plus extravagants, de plus en plus personnels" (J. Sternberg).
BIEN QU'IL N'AIT PAS MANIFESTÉ de goût pour le dessin d’actualité, Topor n’était pas pour autant indifférent à la marche du monde. Il a maintes fois prêté son concours à des causes humanitaires. En 1976, Amnesty international lança une campagne médiatique pour dénoncer la torture dont étaient victimes les prisonniers politiques. Topor offrit un dessin évoquant la liberté d’expression opprimée : un visage de profil, dont la mâchoire inférieure est décrochée par un coup de marteau. Cet exemple permet d’évoquer les multiples destinations des images de Topor qui ne se laisse pas enfermer dans un domaine particulier et ne souhaite pas assigner une image à une fonction ou à un sens unique.
FORT D’UNE RECONNAISSANCE rapidement acquise dans la presse, Topor fut sollicité par des éditeurs pour illustrer des livres. Il eut à cœur d’illustrer les textes d’auteurs anciens ou contemporains avec lesquels il partageait une certaine affinité d’esprit tels Charles Perrault, Marcel Aymé, Félix Fénéon, Emmanuel Bove, Boris Vian, et ses amis Jacques Sternberg, André Ruellan, Marcel Moreau, Freddy de Vree ... Ses cent-vingt dessins pour les Œuvres complètes de Marcel Aymé (Flammarion, 1977), comptent parmi ses créations majeures. L’imaginaire d’un autre devenait un stimulant pour creuser et développer le sien. Son dessin agit souvent comme le révélateur d’un contenu latent dans le texte. Il n’explique rien mais ouvre sur le merveilleux et l’inconscient. Ses illustrations suivent la progression générale de son œuvre : aux premiers dessins en noir et blanc où le style est rudimentaire et concis, succédèrent, dès le milieu des années 1960, des images plus élaborées, où l’atmosphère et les compositions se densifient, notamment par les variations rythmiques de ses hachures, avant que surgisse l’apport de la couleur dans les années 1970.
IL CONÇUT ÉGALEMENT des génériques de film, dont Viva la Muerte de Fernando Arrabal, des dessins pour la séquence de « La Lanterne magique » du film Casanova de Federico Fellini, des affiches de films et de spectacles. Comme écrivain, il participa à l’écriture de films de Pierre Richard (Les Malheurs d’Alfred coécrit avec André Ruellan, 1972), Bob Swaim (L’Autoportrait d’un pornographe, 1972), Peter Fleischmann (La Maladie de Hambourg, 1979), Jean-Michel Ribes (La Galette du roi, 1986). Son œuvre la plus remarquée dans le domaine du cinéma fut La Planète sauvage, un film d’animation réalisé par René Laloux et sorti en 1973. Topor travailla aussi pour la télévision. Son esprit, caustique et joyeux, sa verve et son rire contribuèrent à faire de lui un invité apprécié des plateaux de télévision. Avec le réalisateur belge Henri Xhonneux et le producteur Eric Van Beuren, il conçut Téléchat, une série télévisée pour enfants de 234 épisodes diffusée en France sur Antenne 2 et en Belgique à partir de 1983. Téléchat parodie le journal télévisé des adultes, présenté par des marionnettes : une autruche, Lola, et un chat, Groucha. Le succès fut aussi au rendez-vous des émissions humoristiques conçues avec Jean-Michel Ribes, Merci Bernard (1982-1984) et Palace (1988), pour lesquelles Topor rédigea des sketches. Durant les années 1990, toujours actif sur de nombreux fronts artistiques, Topor s’adonna à la création de costumes et de décors pour des mises en scène au théâtre et à l’opéra, en France et à l’étranger : La Flûte enchantée à Essen, Ubu Rex à Munich. Lui-même mit en scène Ubu Roi au Palais de Chaillot en 1992 et sa pièce L’Hiver sous la table en 1996.
SON ŒUVRE LUI RESSEMBLE : prolifique, polymorphe, humaniste, nourrie à diverses sources de l’art, de la littérature, du passé et de son temps, angoissée et joyeuse, intellectuelle mais non moins populaire. Il passait d’un champ créatif à l’autre, d’un médium à l’autre, d’un mode de diffusion à l’autre, le plus librement possible. La multiplicité de sa création se conjugue avec une liberté, chère à Topor. –
Reflet anticonformiste du monde DÈS LES ANNÉES 1960, Topor participe au bouleversement politique et des mœurs, en proposant dans ses illustrations un regard acéré sur la bêtise humaine et des institutions. Lors de sa collaboration avec la revue Hara-Kiri, le public découvre son regard impertinent sur la société de son époque. Face au conformisme social et au puritanisme gaulliste, la mise en avant de la libération des mœurs paraît subversive. Avec les dessinateurs Reiser, Fred, Lob, Cabu, Gébé et Wolinski, Hara-Kiri partait "joyeusement en guerre contre les monstres Bêtise, Mensonge, Futilité, Injustice, Conformisme", selon Cavanna. Toujours empreint d’un humour grinçant et d’une certaine mélancolie, c’est une conception particulière de la vie qu’il propose. "Topor, c’est une histoire à part : génie, génial, garant. […] Il réalise le portrait de notre âme. Ses dessins n’appartiennent à aucune époque ; son oeuvre est universelle. Il est très précis et juste comme Goya l’était dans la satire et la peinture" (F. Arrabal). Il s’agit de proposer une attitude, une disposition de l’esprit, rebelle à tout conformisme.
L’ART DE TOPOR est un art de lettre, d’illusion, de jeux de mots. Il contraint le dessin à l’efficacité du message en jouant souvent sur les collisions de l’écrit à l’image. Alors que chacun agit avec syncrétisme face à des comportements sociaux, apparaissant comme allant de soi, il garde une attitude enfantine de semeur de trouble, attitude qui est une manière quasi anthropologique de scruter le fonctionnement des être humains. D’une certaine manière, ses créations protègent par l’exorcisme de la souffrance, rassurent par la surabondance de jouissances. Elles relèvent d’une attitude d’ensemble face à la vie, d’une dérision qui est en même temps une éthique. Sa fantaisie dissimule par la cruauté la globalité étrange du monde. Insolites, cruels, tirant leur humour noir du passage de la vie quotidienne à celle des rêves, poussant leurs racines aux plus ténébreuses profondeurs de notre inconscient, les dessins de Topor nous troublent. La précision, la minutie de l’écriture, contrastant avec leur contenu onirique, accentuent la puissance de choc de ces images à la fois hilarantes et inquiétantes.
TOPOR AIMAIT JOUER LE JEU de la confusion des valeurs, de la contestation des hiérarchies. Doué d’un formidable esprit de conceptualisation, il s’amusa à transgresser les frontières définies par le marché de l’art, les institutions, les critiques, les historiens et les artistes eux-mêmes, dans le but de s’affranchir du sens unique, du conformisme, de la sclérose, et de proposer une vision renouvelée, parfois cruelle mais non pas moins lucide et drôle de la réalité. E. C.
------------------------- À Paris, le 12 mai 2017 Le monde selon Topor Jusqu’au 16 juillet 2017
Exposition en partenariat avec le Théâtre du Rond-Point
BnF François-Mitterrand, Quai François Mauriac, Paris XIIIe
Du mardi au samedi 10h-19h
Dimanche 13h-19h
Tarif normal 9€ /tarif réduit : 7€
Réservations FNAC au 0892 684 694 et sur www.fnac.com
Catalogue de l’exposition : Textes d’Alexandre Devaux, Céline Chicha-Castex, Philippe Garnier , Bertrand Tillier, Dominique Noguez et Frédéric Pajak / Coédition Les Cahiers dessinés / BnF Editions 240 pages, 240 illustrations /Prix : 42 € Crédits Photos : BnF, Estampes et photographie © Adagp, Paris, 2016