Le cinéma sur un plateau
Des décors de l'UFA aux plateaux Paramount, deux cent instantanés pour explorer le revers de l'objectif. Un échantillon d'un ensemble bien plus vaste, car la photographie de plateau de cinéma est un véritable filon : sept cent mille clichés de tournages entre les années 1910 et 1930 ont été répertoriés. Parmi tant d’autres, Allan Dwan dirigeant une foule de figurants sur le tournage de Robin Wood avec son mégaphone géant, Marion Davies faisant pleurer ses yeux à l'aide d’oignons coupés. Les plateaux de Tournages : Paris-Berlin-Hollywood (1910-1939) sont à visiter jusqu'au 1er août, à la Cinémathèque française.
La première impression devant cette
série de photographies en noir et blanc et teintes sépia est sans doute la nostalgie d'une époque aujourd'hui révolue, celle d'une entreprise cinématographique en sa fraîcheur juvénile. On y voit les premiers pas d'un art nouveau qui met en place son propre langage, avec la ferveur des commencements. Ainsi de cette maquette qui représente des dizaines de techniciens s’activant à animer le dragon mécanique des
Nibelungen de Fritz Lang (1924). L'industrie hollywoodienne elle-même avait encore quelque chose d'artisanal, une naïveté charmante jusque dans la démesure de ses décors monumentaux. C'est bien une sorte d'âge d'or du cinéma que représente l'exposition à la Cinémathèque française, en privilégiant les grands conquérants du cinéma que furent, entre autres, Erich Von Stroheim, Abel Gance et Fritz Lang, qui s'autorisaient toutes les audaces. D.W. Griffith fait ainsi bâtir une nouvelle Babylone pour les besoins de
Intolérance (1916), et Erich von Stroheim n'est pas en reste avec
Folies de femme (1922) au budget record de cinq millions de dollars et d'une durée initialement prévue de six heures : le casino de Monte-Carlo est intégralement reconstruit pour les besoins du film. A cette époque, l'industrie du cinéma qui fleurit avec la dépression économique des années 1920 aux Etats-Unis porte déjà bien son nom. Les gens s'évadent par la fréquentation assidue des salles de cinéma et oublient un peu de leur triste quotidien devant les dernières productions de l'usine à rêves.
La visite se joue dans le triangle Paris-Berlin-Hollywood car ces villes au rayonnement international inégalé ont toutes trois, de façon étroite, fait éclore l’industrie du cinéma. Les productions américaines de la première moitié du XXe siècle doivent énormément aux émigrés français et allemands. Car si, au début du siècle passé, la France règne sans partage, elle perd sa suprématie avec la première guerre mondiale au profit d’Hollywood qui, en cinq ans, s'impose définitivement comme le centre du cinéma mondial. Dans les années qui suivent la guerre, pas moins de neuf films sur dix projetés
dans les salles françaises proviennent d'outre-Atlantique. Hollywood débauche les cinéastes et techniciens européens par dizaines, F.W. Murnau en tête. Que l'on pense aussi à Fritz Lang ou à Marlène Dietrich qui ont fui le nazisme pour retrouver le soleil d'Hollywood. Mais ce n’est pas à sens unique, puisqu’en 1933, Erich von Stroheim fuit le carcan hollywoodien pour se réfugier dans l'Hexagone et faire exploser son talent, mal reçu dans son pays d'origine. Entre les grands studios de l'Universum Film AG en Allemagne, d'Epinay en France et bien sûr d’Hollywood, la concurrence fait rage sur fond de tensions nationalistes.
La grande affaire du cinéma des années 1920 est évidemment le passage du muet au parlant, avec l'apparition des premiers
talkies, comme on appelle alors les films sonores. En 1927, lors de la sortie du
Chanteur de jazz, les spectateurs entendent pour la première fois à l'écran la voix d'Al Johnson. L'enthousiasme populaire est incontestable. Toutefois, la transition ne se fait pas sans difficulté : nombre de réalisateurs ne s'adaptent pas aux nouvelles techniques, sans parler des acteurs à la voix inadaptée pour l'écran. L'irruption du parlant au cinéma bouleverse en effet considérablement les méthodes de tournage. Elle implique déjà un changement dans la conception des studios qui sont désormais construits sous terre de façon à les insonoriser. Il devient aussi nécessaire de discipliner les tournages : au temps du muet les prises de vues se déroulaient dans une parfaite cacophonie et une même salle pouvait accueillir plusieurs tournages simultanément. De la même façon, la direction d’acteur doit s'adapter : tandis qu'auparavant le metteur en scène dirigeait l'acteur des gestes et de la voix en se tenant face à lui, il doit à présent se faire plus discret. Mais au profit de relations plus intimes, que les photographies exposées montrent de façon touchante.
De l'autre côté de la caméra, c'est John Gilbert qui fait, entre autres, les frais de la transition : le beau mâle perd toute sa virilité avec une voix de fausset qui lui interdit les plateaux de tournage (
Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly, en 1952, rappelle à sa façon cette mésaventure). Certains grands cinéastes se refusent au parlant, Erich Von Stroheim en tête, qui abandonne la caméra pour se consacrer au jeu d'acteur. Quant à Murnau, il se détourne à jamais du Septième art. Les arguments contre le parlant au cinéma ne sont pas dépourvus de fondement : les cinéastes comme Charlie Chaplin craignent que leur art ne renonce à son audace pour retrouver une forme plus conventionnelle, et regrettent le temps où le visage d'une actrice exprimait davantage à lui seul qu'un dialogue. "
Art du mouvement" dans sa pureté originelle, le cinéma se fait
théâtre filmé. Mais qu'importe : le succès est là et les films parlants font un triomphe. Sous la pression des studios, les cinéastes sont contraints d'abandonner le muet. Chant du cygne du genre,
Les Temps Modernes de Chaplin (1936) laissent la parole au directeur d'usine dans lequel il est possible de voir le système hollywoodien lui-même.
Le matériel de tournage est à l'honneur dans l'exposition dense de la Cinémathèque, qui retrace notamment l'évolution de l'éclairage avec l’apparition des lampes à arc permettant aux cinéastes de tourner jour et nuit, en toute saison. C'était loin d'être le cas auparavant, lorsque le tournage dépendait des variations climatiques. C'est ainsi qu'est, d'ailleurs, né Hollywood, petit village au sud de Los Angeles situé dans une vallée qui promettait du soleil 350 jours par an. A l'époque, les studios se construisent avec d'immenses verrières pour tirer profit de la lumière naturelle. Le mauvais temps est alors la bête noire des cinéastes, comme le témoigne cette amusante photographie prise sur le tournage de
Terror (1924) montrant un metteur en scène dépité sous un ciel gris, entouré d'une équipe qui tourne en rond. D'autres accessoires se retrouvent d'image en image, comme ces fameux "blimps", du nom des caissons dans lesquels on place les caméras pour les insonoriser.
Les caméras elles-mêmes sont les stars des photographies de tournage et les acteurs se font complaisamment prendre en photo derrière une Pathé ou des pellicules à la main. Une revanche en quelque sorte de l'envers du décor : le réalisateur, figure invisible du film lui-même lorsqu'il n'a pas le talent d'un Alfred Hitchcock pour se mettre en scène, se retrouve au premier plan. Ces instantanés témoignent en outre de la dynamique collective du travail cinématographique. Si un pionnier comme
Georges Méliès peut se permettre de tourner et monter un film quasiment seul, le développement de l'industrie du cinéma interdit bientôt de telles pratiques artisanes ; le cinéaste est désormais "obligé" de travailler en équipe. Les photographies de tournages permettent alors de réunir, le temps d'un cliché, le metteur en scène et ses techniciens, les acteurs et leurs costumiers. Et de rendre justice au travail de ces hommes de l'ombre ; Murnau aurait-il produit ses films à la beauté envoûtante sans le travail de son chef opérateur Karl Freund ? Le photographe qui rode sur les plateaux à l’affut d’une scène intéressante parvient à capter des instants de grâce, comme ce cliché qui montre Fritz Lang maquillant de ses mains, en véritable démiurge, le visage de Madeleine Ozeray sur le tournage de
Liliom (1933). Il faut voir aussi l'image prise sur le tournage de
La Ruée vers l’or (1925) : assis sur son siège de réalisateur, Chaplin, encore vêtu et grimé en Charlot, regarde le spectateur avec toute la gravité et la mélancolie dont peut faire preuve son alter ego.
Certains photographes de plateau deviennent célèbres, à l'instar de Roger Corbeau, engagé en 1933 par Marcel Pagnol, et qui accompagnera Claude Chabrol sur la plupart de ses tournages. Les studios, tout comme les réalisateurs, voient en effet dans cette nouvelle pratique un moyen inédit de promotion des films. Les images sont bientôt imprimées dans la presse et accrochées à l'entrée des salles obscures. C'est que la piètre qualité des pellicules de l'époque empêche d'obtenir des images nettes à partir des photogrammes eux-mêmes ; il est donc nécessaire d'engager des photographes pour réaliser des clichés promotionnels à
partir de leurs propres appareils - cohabitation parfois orageuse, car ils doivent travailler coude à coude avec les opérateurs pour obtenir des prises de vue identiques. Mais leur importance ne se résume pas à ces photographies de plateau promotionnelles : il y a aussi les clichés de tournage qui montrent le cinéma en train de se faire. Le développement du
star system, pilier de la machine hollywoodienne, est à l'origine de la prolifération de ce nouveau genre photographique. Par la multiplication des clichés pris dans l'intimité de Cary Grant ou Katerine Hepburn sur les plateaux et publiées dans les revues spécialisées, il s'agit de construire un mythe autour des têtes d'affiche. Dès lors, il ne saurait être question de spontanéité, Robert Montgomery prend soigneusement la pose devant l’objectif : il faut maintenir à tout prix les acteurs sur leurs piédestals. Heureusement, le photographe sait se défaire des directives hollywoodiennes pour rappeler les moments cocasses des tournages, avec des réalisateurs qui font les pitres pour la joie de leurs équipes.
Au-delà de sa démarche documentaire, la photographie de plateau constitue bientôt une discipline artistique à part entière. Loin de se réduire à une plate description, elle est souvent le lieu d'une mise en scène étudiée qui utilise pleinement les ressources dramatiques de l'univers des plateaux de cinéma. Certains clichés sont des modèles de composition : remarquable entre toutes, la photographie d'Erich von Stroheim assis sur un praticable comme un général en campagne tandis qu'à l'arrière-plan s'élève le décor fastueux de l'hôtel construit pour
Folie de femmes. Sur le tournage de
Rapaces (1924) du même cinéaste, six panoramiques en petit format capturent la dynamique d'un décor de chemin de fer. Sur la pellicule comme sur le plateau, la même atmosphère étrange et irréelle d'un monde à part.