Hautes pointures, vol. 1
Projet bien ambitieux que cette double exposition du Musée des arts décoratifs, à Paris : remonter un demi-siècle d'histoire de la mode à travers ses modèles les plus emblématiques. Jusqu'au 10 octobre 2010, le premier volet raconte les décennies 1970-80, déployant les noms de Saint-Laurent, Mugler, Gaultier et autres Castelbajac. Cent-cinquante originaux de haute-couture et de prêt-à-porter, qui racontent les folies de la création.
Comme un péché originel, l'exposition
Une histoire idéale de la mode contemporaine (1970-1980) s'ouvre sur le célèbre défilé de la collection printemps-été d'
Yves Saint-Laurent en 1971. Le couturier lance alors le prêt-à-porter de luxe qui, comme son nom l'indique, associe à la recherche créatrice de la haute-couture le caractère plus sobre du prêt-à-porter. Ce défilé et ceux des deux décennies à venir cristallisent les tendances naissantes des années 1950 et
1960. La démocratisation de la mode, d'abord, qui n'est plus réservée aux seules élites sociales et devient "fashion". C'est la naissance du mouvement de détermination des codes vestimentaires par le bas, qui s'amplifiera jusqu'à la fin du siècle. Mais au début des années 1980, déjà, la mode s'est définitivement installée dans la rue. Les grands créateurs de l'époque font des stars de la pop et du rock leurs égéries. Madonna et Yvette Horner deviennent inséparables des créations de Jean-Paul Gaultier, qui dessine pour la première l'ensemble des tenues de tournée et invite la seconde à son défilé. Côté podiums, les mannequins font leur entrée par la grande porte : Claudia Shiffer et Naomi Campbell deviennent des stars mondiales.
Au centre de ces tendances, la tension entre haute-couture et prêt-à-porter court tout le long de l'exposition au Musée des arts décoratifs. Si elle remonte au XIXe siècle, cette opposition ne devient problématique que dans l'après-guerre, à l'époque où le choix de l'une ou de l'autre marque son niveau social. Nouveau venu industriel, le prêt-à-porter, fait de pièces fabriquées en série au dessin propre à plaire au plus grand nombre, est d'abord un succédané de la haute-couture. Réservée à une élite sociale et financière - on estime alors à moins de trois cents dans le monde le nombre de personnes en mesure de s'offrir un modèle de haute-couture -, elle reste le bastion de la création artistique. Mais, avec Yves Saint-Laurent, tout change. Et, à sa suite, la haute-couture entre dans une phase de déclin qui se poursuit encore aujourd'hui avec les fermetures de nombreuses maisons.
L'opposition est importante par ce qu'elle signifie dans l'histoire de la mode, mais elle n’est pas totalement figée. De nombreux créateurs se détournent quelque peu de la haute-couture pour s'exprimer pleinement dans le prêt-à-porter. Certains, à l'instar de Thierry Mugler, ne disposent pas même d'une maison, et mettent toute leur inspiration débridée dans les collections de prêt-à-porter. Ainsi de son adaptation textile de la Victoire de Samothrace, majestueuse robe moulée bleue nuit ornée d'une paire d'ailes. Dilemme : faut-il préserver l'essence élitiste de la couture ou, au contraire, privilégier la démocratisation de la mode ? Les créateurs y répondent chacun à leur manière, mais une tendance générale se fait jour, qui paradoxalement éloigne de la rue les codes qu'ils en ont pourtant reçus. Chez Jean-Charles de Castelbajac et Thierry Mugler, on frôle ainsi la vulgarité, avec les robes sacs-poubelles du premier et les phares de voiture du second. Façon, pour les créateurs, de faire éclore la distinction dans la banalité.
Ce mouvement de démocratisation de la couture, voire de vulgarisation, s'accentue par la suite. Pour diversifier leurs activités, les créateurs multiplient les produits dérivés : Coco Chanel, Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler... Ces noms sont avant tout connus du grand public comme des noms de… parfums. Et que penser du grand Christian Dior, dont beaucoup ne connaissent que les bijoux ? C'est le phénomène décrit par Gilles Lipovetsky en 1987 dans
L'empire de l'éphémère : à la hauteur aristocratique des Madame Grès et Yves Saint-Laurent succède la popularité plébéïenne de Gorgio Armani. Naguère artistes et artisans, les grands couturiers se convertissent aux stratégies marketing. Mais à trop vouloir le succès commercial, certains, comme Pierre Cardin, se voient retirer l'appelation "haute-couture". Qu'importe : les ventes de leur modèles battent des records. Dans ce contexte, l'exposition du musée des arts décoratifs est une façon de retrouver la puissance créatrice de personnalités comme Sonia Rykiel, dont la créativité et l'originalité s'est quelque peu galvaudée dans l'esprit du public.
Comment être femme ? La question s'impose avec ferveur à une époque où les citoyennes, en France, se battent pour le droit à l'avortement. A la fin des années 1960, elles brûlent leurs soutiens-gorge dans la rue. Et la mode ne saurait passer à côté du phénomène : elle cherche donc à redéfinir les codes de la féminité, mais selon des voies très différentes, voire opposées. Ainsi, Chantal Thomass exalte la sensualité féminine par des robes courtes, sur un registre mi-coquin mi-enfantin, sorte de croisement entre la tenue soubrette et la pin-up. A l'opposé, Yves Saint-Laurent et la maison Chanel imposent leurs costumes et tailleurs, montrant que l'on peut être femme dans des costumes d'homme, ou presque, et libérant leurs corps emprisonnés jusqu'alors dans les corsets et guépières. Comme en témoignent les robes et costumes féminins exposés au Musée des arts décoratifs, la mode des années 1970 et 1980 est une mode pour femmes qui joue des codes vestimentaires du sexe opposé. L'homme se retire, le masculin est partout.
Et après l'affranchissement des genres, celui des frontières : Yves Saint-Laurent est l'un des premiers à se distinguer par ses références nombreuses aux tenues traditionnelles d'Europe de l’Est, qu'il arrange toutefois à la manière Saint-Germain. Car s'il est prestigieux de porter des tenues innovantes et originales, cela doit se faire selon les critères de la femme moderne et urbaine. Au même moment, Issey Miyake et Kenzo font souffler un vent asiatique : les manches kimono et les motifs japonais apparaissent sur les podiums, tandis que Christian Lacroix vêt ses modèles à la manière grecque. Finie, l'atmosphère
peace and love des seventies : le passage aux années 1980 marque un regain de violence dans la mode, incarné par Claude Montana et Thierry Mugler. Au moins en matière d'habillement, les femmes ont eu ce qu'elles voulaient et n'ont plus rien à revendiquer. Maquillage outré et tenues provoquantes, Grace Jones habillée par Montana incarne cette nouvelle force féminine, conquérante. "
Ma mesure, c’est la démesure", dit souvent Thierry Mugler. Et Claude Montana de reprendre l'atmosphère sado-masochiste et "dark" des
Mad Max, pour en faire des robes de soirées. La trangression est portée à son comble avec l'aigle d’argent qu'il accolle au dos de l'une d'elles. Les frontières du bon et du mauvais goût sont (apparemment) renversées.
De prime abord, les années 1980 semblent pourtant marquées par une certaine épure. Des créateurs comme Yamamoto imposent une sobriété poussée dans les défilés. Loin des mises en scènes déjantées de la décennie précédente, les modèles arpentent les podiums sur fond blanc ou noir, souvent au niveau des spectateurs. Il s'agit avant tout de privilégier le vêtement lui-même. Sobriété qui convient assez aux formes et couleurs de la couture de l'époque. Symbole d'une alliance subtile du dynamisme créatif de l'époque et d'une recherche poussée de l'équilibre : Azzedine Alaïa, donc la longue robe élancée exposée où il reprend le thème de la princesse du désert est certainement le clou de l'exposition. Si les couturiers n'ont pas tous renoncé à la fantaisie psychédélique des années 1970, la préférence va au monochrome.
Mais, là encore, Thierry Mugler et Claude Montana sortent du lot, qui continuent à présenter leurs collections dans une mise en scène fastueuse. Le premier va plus loin encore en organisant de véritables spectacles à entrée payante : plus de six mille spectateurs assistent à la présentation de sa collection automne-hiver 1984 au Zénith de Paris. On est bien loin de la distance quasi aristocratique de la couture traditionnelle. Signe des temps, la "petite robe noire" au minimalisme indépassable de la maison Chanel est reprise par Karl Lagerfeld, qui en détourne quelque peu l'intention originelle. A rebours du credo de Coco Chanel (1883-1971), qui posait en principe que la femme a toujours quelque chose en trop sur elle et qu'il lui revient de découvrir quoi, Karl Lagerfeld charge ses modèles de dorures et de chaînes. Manière éclatante de souligner que les ruptures, en mode, sont surtout d'heureux caprices.