Peindre le silence du monde
Jusqu'au 18 juillet, le Palazzo Strozzi, à Florence, retrace la "révolution copernicienne" opérée par Giorgio De Chirico (1888-1978) qui, au début du XXe siècle, s'attache à soulever le rideau des apparences pour faire ressentir plus vivement le mystère impénétrable du monde – ouvrant de cette façon la voie à des courants tels que le Surréalisme, le Réalisme Magique ou la Nouvelle Objectivité. La centaine d'œuvres présentes dans l'exposition De Chirico, Marx Ernst, Magritte, Balthus : uno sguardo nell' invisibile ("Un regard dans l'invisible"), en grande partie des huiles sur toile provenant de collections privées, permet de suivre non seulement la gestation et le développement de la peinture métaphysique de De Chirico et de son frère Alberto Savinio, mais également l'influence considérable du peintre italien sur l'art européen tout au long du siècle, en particulier sur Max Ernst, René Magritte et Balthus, présents dans le titre, mais aussi sur Carlo Carrà, Giorgio Morandi, Niklaus Stoecklein, Arthur Nathan, ou encore Pierre Roy. Et la scénographie volontairement sobre de l'exposition, où alternent l'ocre et le blanc, de faciliter la perdition dans ces toiles bercées de secrets.
"
Et qu’aimerais-je, sinon ce qui est une énigme ?" Ce mot de De Chirico, placé sous son autoportrait (1911) qui marque l'entrée de l'exposition, souligne d'emblée l'importance capitale pour cet artiste de l'incompréhensible, de l'incommunicable – un intérêt né des lectures approfondies de Friedrich Nietzsche,
Arthur Schopenhauer et Héraclite. Le choix du Palazzo Strozzi pour cette manifestation culturelle est à cet égard particulièrement heureux : c'est non loin de cet édifice, sur la place Santa Croce, que De Chirico eut la première manifestation de ce qu'il a baptisé lui-même "
énigme", point de départ de son premier tableau métaphysique
L'énigme d'un après-midi d'automne (1909, restitué dans l’exposition à travers une copie de Max Ernst de 1924), et qu'il raconte en ces termes : "
Durant un clair après-midi d'automne, j'étais assis sur un banc au milieu de la place Santa Croce… J'eus alors l'étrange impression de voir toutes ces choses pour la première fois. Et la composition du tableau se présenta à mon esprit ; et chaque fois que je regarde cette peinture, je revis ce moment : moment qui toutefois reste une énigme pour moi car il est inexplicable".
L'"énigme" est à la fois le moment vécu, quand la révélation du mystère insondable du monde et de l'impossibilité absolue d'y trouver un sens s'offre à l’artiste, et l'œuvre qui en découle, capable de susciter la même émotion. Un tableau tel que
L'énigme de l'arrivée et de l'après-midi (1911-1912) témoigne de cette expérience physique et psychologique nécessaire pour le peintre : sur une place quasi déserte, sous un ciel sans nuage, deux personnages se tiennent debout, dos à dos, comme incapables de communiquer. Au second plan, un mur de briques rouges derrière lequel s'élève une haute tour blanche – un thème architectural cher à l'artiste, métaphore du désir d’infini inspiré par l'étude de Nietszche et de Léopardi et que l'on retrouve dans plusieurs autres tableaux (
La tour, 1913 ;
La nostalgie de l'infini, 1912). Un morceau de voile blanche se détache également au loin, signe d'une arrivée (ou d'un départ ?) dont on ne saura rien de plus. Sentiment d'angoisse et impression d'un temps immobile interrogent le jeu énigmatique de l'existence et la valeur de la réalité. De nombreux dessins, d'autres "
énigmes" présentés au Palazzo Strozzi (
Dessin pour une "énigme", 1912,
Étude pour "L’énigme d’une journée", 1914…) attestent de l'importance pour l'artiste de cette prise de conscience du non-sens général du monde, d'une révélation du voile permanent et fascinant de toute chose, même les plus humbles. La flèche noire, dirigée vers le bas, qui traverse la
Composition métaphysique (1914), souligne la révolution opérée par De Chirico : le mystère réside en réalité dans la matière terrestre.
Ces "énigmes" imprègnent bientôt tout un pan de la production artistique européenne contemporaine, à l'instar d'un Max Ernst (1891-1976), qui hérite de De Chirico la conviction d'une vie psychologiquement et sémantiquement autonome vis-à-vis de la matière, mais préfère remplacer les architectures solitaires du peintre italien par des agglomérations proliférantes de structures organiques entre le fossile et le végétal, comme dans
Arbres minéraux-arbres conjugaux (1940), où d'étranges massifs de coraux s'élèvent à l'air libre. De même, René Magritte (1898-1967) change radicalement sa conception de l'art après avoir vu les œuvres métaphysiques du peintre des "énigmes", souscrivant avec force au discours de De Chirico sur la valeur des images et la pluralité des significations, et le développe en s'interrogeant sans cesse sur la correspondance entre le mot et l'objet - ce dont rend compte avec éloquence
La clef des songes (1930) où, à des objets du quotidien, une chaussure, un verre, un chapeau, correspondent des mots pour le moins inattendus, respectivement "la lune", "l'orage", "la neige". Magritte insiste sur le mystère de la banalité apparente, sur le tissu d'énigmes que constitue le monde. D'autres peintres exposés au Palazzo Strozzi soulignent eux aussi la force de réflexion que peuvent offrir de simples objets du quotidien, en apparence banals et pourtant pourvus d’une étrangeté inépuisable : une bouteille ou une coupe pour la
Nature Morte (1919)
de Giorgio Morandi (1890-1964), une chaussure vivement colorée sur une bande de sable pour
La plage (1929) de Pierre Roy (1880-1950). Arthur Nathan (1891-1944) reprend quant à lui l'imaginaire de De Chirico, mais transpose les places désertes et les statues dans des paysages nordiques, comme dans
La Statue solitaire (1930), où les tonalités plus sombres alimentent l'angoisse. Le double mouvement est d'aller au-delà du banal tout en ramenant l'intérêt vers ce banal terrestre, riche de bien plus de mystères et d'interrogations que les hautes sphères célestes.
Car c'est au peintre qu'incombe la tâche de faire parler ce "silence du monde". C'est lui qui doit, sinon trouver le sens irrémédiablement absent, au moins faire voir l'invisible. De fait, la figure de l'artiste se retrouve au fil des toiles, et tout particulièrement dans les tableaux de De Chirico. Celui-ci insère constamment une "doublure" de son moi artistique, à travers notamment des statues sans tête, habillées à l’antique et représentées de dos, et surtout avec la figure du mannequin - un thème créé sous l'influence de son frère Alberto Savinio - de son vrai
nom Andrea De Chirico (1891-1952) -, dont les œuvres sont également représentées à Palazzo Strozzi. Un mannequin de couturier est lui aussi placé de façon significative à l'entrée de l'exposition, annonçant un motif qui ne cessera de revenir au cours du parcours. À travers cet objet, dont les yeux sont parfois remplacés par des symboles étranges, De Chirico veut symboliser la figure de l'artiste "voyant", capable de transpercer les apparences du réel.
Le trouvère (1917), un des tableaux fondateurs de l'art européen, est l'un des plus beaux exemples de cette présence obsessive : le mannequin, paré des couleurs chatoyantes d'un Arlequin, est alors destiné à manifester la personnification déshumanisée de l’artiste.
Le motif du mannequin se retrouve parmi les disciples de De Chirico, en particulier chez Carlo Carrà (1881-1966), dont
L'ovale des apparitions (1918) reprend cette iconographie du peintre métaphysique, ou dans celles de Niklaus Stoecklein (1896-1982), dont
Le mannequin (1930) montre une poupée de bois articulée semblant s'admirer dans un miroir : l'inanimé et l'animé sont convoqués en un même lieu et un même instant, et l'acte de contemplation se double de celui de la création. Balthus (1908-2001), lui, reprendra la thématique de la figure masculine vue de dos, écho des statues masculines de De Chirico, dans
Le Passage du Commerce-Saint-André (1952-1954), où l'artiste semble s'être représenté lui-même dans une rue parisienne, s'éloignant lentement de dos, une baguette à la main : l'artiste s’écarte désormais du monde du quotidien et nous laisse seuls avec le mystère.