Wang Keping, l'écorce vive
Discrètement sise au fond d'une cour anonyme de la rue d'Assas, la bâtisse blanche et son jardin adjacent où vécut le sculpteur russe Ossip Zadkine (1890-1967) sont ouverts au public depuis 1978, abritant la plupart des œuvres de l'ancien maître des lieux et accueillant régulièrement les oeuvres d'autres artistes. Le musée présente ainsi les bois sculptés du Chinois Wang Keping jusqu'au 12 septembre, dans le cadre de l'exposition La Chair des forêts.
Pionnier de l'art contemporain chinois, Wang Keping, né en 1949, est notamment réputé pour avoir fondé en 1978 le premier groupe artistique non-conformiste chinois, "Les Etoiles" ("Xing-Xing"), à la faveur du Printemps de Pékin et du relatif assouplissement du Parti communiste sur la création artistique en Chine. Jusqu'à cette date, point de salut pour les artistes hors de la stricte ligne officielle imposée dès 1949 par Mao Zedong et maintenue par la persécution systématique des créateurs dissidents. Dès la naissance du collectif, l'objectif des douze membres des Etoiles est de substituer aux fresques spectaculaires de ce "réalisme socialiste" un art simple, humaniste, capable d'exprimer les sentiments personnels et profonds. "
Tous les artistes sont des étoiles, expliquera plus tard Ma Desheng, un des membres du collectif.
Même les plus grands artistes sont des étoiles, d'un point de vue cosmique. Nous avions choisi ce nom, "les Etoiles", pour souligner notre individualité ; c'était une protestation directe contre l'uniformité de la Révolution Culturelle."
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La noirceur du passé et les promesses de l'avenir : voilà notre héritage et notre responsabilité”, écrit à l'époque Wang Keping. En 1979, après plusieurs marches de protestation dans les rues de Pékin, suivies d’une exposition sauvage sur le grilles de l'Académie des Beaux-Arts de la capitale, dont on lui a refusé les salles, le groupe obtient enfin le droit de présenter son travail de façon légale. Le succès est immense : en deux semaines, deux cent mille visiteurs viennent admirer le travail des Etoiles. Les œuvres exposées marquent une rupture flagrante avec l'art en vigueur. Ce sont pour la plupart des pièces simples et rudimentaires, créées par des artistes privés de moyens et souvent obligés de voler leurs matières premières. A ce caractère brut de l'émotion se mêle une forte charge érotique, inédite pour le public d'alors, et une pointe évidente de subversion politique : une sculpture de Wang Keping figure ainsi Mao sous les traits d’un Bouddha. L'avant-garde contemporaine chinoise est née. Ce qui ne sied guère au pouvoir en place, qui bannit un à un les artistes des Etoiles. Tous trouvent refuge en Occident, où certains rencontreront le succès, comme
Ma Desheng ou Li Shuang. En 1984, épousant une Française, Wang Keping arrive lui-même à Paris, où il demeure et travaille encore aujourd'hui.
La Chair des Forêts retrace ainsi vingt ans de travail du bois par l'artiste dans la capitale française, réunissant une trentaine de pièces dans la droite lignée de son travail réalisé en Chine. La grande majorité des œuvres est rassemblée dans une pièce unique, jadis l'atelier de Zadkine. Bercés dans la lumière blanche des murs vierges et des socles immaculés, les sculptures noires figurent bien la forêt annoncée dès le titre de l'exposition : chacune se tient dressée, solennelle et muette, aussi courbe et souple que le tronc dont elle est issue. Au premier regard, certains traits évoquent les arts premiers ; dans l'imprécision des formes et les multiples possibilités de lectures de chaque pièce, on frôle même l'art abstrait. Et pourtant, quasiment toutes sont figuratives, campant tour à tour des personnages en activité : une mère, un chanteur, un travailleur... Cette unité thématique se double de la marque formelle de l'artiste : teinte sombre quasi-uniforme des bois et multiplication des rondeurs douces. "
Wang Keping est un artiste simple et sincère, qui fait réellement corps avec son œuvre, souligne Sylvain Lecombre, directeur du musée Zadkine
. Il ne triche pas. Dans chacune de ses pièces, on trouve la même perfection de composition, la même justesse dans la forme, la même subtilité dans le message transmis."
Avant le travail, c'est d'abord le bois, "chair des forêts" et matière vivante, qui confère à chaque sculpture sa mystérieuse énergie. Wang Keping épargne son matériau, en n'ôtant de chaque bloc que le minimum nécessaire à la naissance d'une forme, avant d'en brûler la surface pour la couvrir d'une patine lisse, brillante et sombre. Les silhouettes qui en surgissent sont moins créées que révélées : doucement travaillée au corps, la forêt livre les présences anciennes qui l'habitent. "
La simplicité est mon idéal, la nature est ma complice" est un mot célèbre de l'artiste. Nombre de détails utilisent en effet les imperfections naturelles de la matière : plis, noeuds et fissures dans le bois sont magnifiés. Un ressac de rides forme le sourire d'un travailleur, une cavité la bouche hypertrophiée d'un chanteur. Dans la chevelure d'une femme inclinée apparaissent des traits ressemblant à une carte du monde. "
Ce sont particulièrement les défauts du bois qui intéressent le sculpteur, poursuit Sylvain Lecombre.
Il se fournit en général dans diverses scieries, où il récupère des chutes dont les défauts sont trop visibles pour permettre d'en tirer des planches. A chaque fois, il sélectionne les morceaux dans lesquels il décèle déjà, grâce à certains mouvements ou certaines imperfections, une possibilité de création." Pour Bernard Zurcher, le galeriste parisien qui a repéré et lancé Wang Keping en Europe en 1992, "
le contraste entre Wang Keping et Ossip Zadkine mis en scène dans cette exposition montre une différence essentielle entre la sculpture occidentale et sa consœur orientale. Là où Zadkine, en élève de l'Occident, s'applique à dégager une forme de son bloc de matériau, le travail de Keping se contente d'accompagner la courbe naturelle du bois, tout au plus de la compléter."
Car l'Orient marque encore profondément le travail du sculpteur. Certes, la plupart des essences qu'il emploie sont communes et proviennent de régions proches, comme le chêne, l'érable, le frêne ou le févier. Mais sous le ciseau de Wang Keping, elles prennent une résonance lointaine, comme un écho de plusieurs siècles, souvent empreintes de détails évocateurs de la tradition chinoise : la modestie d'une pose, un chignon sur une nuque, ou encore des mains jointes contre un torse incliné. Certaines œuvres représentent avec douceur et sensualité la matière originelle dont l'homme est tiré : ce sont les sculptures de femmes, de couples enlacés, de mères portant leurs enfants. D'autres figurent des réalités sociales, comme le chant, la danse, la courtoisie, le travail. Ces sculptures jugées scandaleuses par le pouvoir chinois dans les années 1980 paraissent étrangement porteuses de sagesse au spectateur occidental d'aujourd'hui.