La photographie indienne, la tête la première
Un siècle et demi de photographies d'Inde, du Pakistan et du Bangladesh parcouru en quelque quatre-cent instantanés saisis par quatre-vingt-deux artistes... jusqu'au 11 avril, la Whitechapel Gallery, à Londres, bascule dans le sous-continent indien. Et l'exposition Where Three Dreams Cross - 150 years of photography of India, Pakistan and Bangladesh, contrairement à ce que son titre peut laisser entendre, n'adopte pas une approche historique, plus soucieuse de tisser sans cesse un dialogue entre passé et présent dans la profusion d'images.
S'intéresser au sous-continent indien, colonisé par la Grande Bretagne à la fin du XVIIe siècle avant de se diviser en trois Etats distincts entre 1947 et 1971, implique inéluctablement un détour par la démographie, quelque peu exceptionnelle dans cette partie du globe. Ensemble, le Pakistan, l'Inde et le Bangladesh comptent plus de 1,4 milliards d'habitants, dépassant ainsi l'imposant record chinois. Cela fait du sous-continent indien l'une des régions les plus peuplées au monde avec une moyenne de 324 habitants au km² - la France, elle, recensait 94 habitants au km² en 2006. Pas étonnant, donc, que l'humain soit au cœur des photographies réunies dans l'enceinte de la Whitechapel Gallery, au Nord de Londres. Pour preuve, le choix de placer au cœur du lieu la section "famille", précédée par la paire "portrait/représentation" et suivie par le binôme "rue/corps politique". La famille, entendue au sens large, allant au-delà des relations de sang, se détache du parcours comme une entité autonome. Il s'agit de comprendre le caractère central de cette entité dans la société indienne - le terme "indien" se référant, ici, à l’ensemble de la culture du sous-continent. La famille est synonyme de rang social, d'héritage, de relations souvent complexes, de droits - une question particulièrement cruciale pour les femmes - et d’identité.
C'est pourquoi les représentations en noir et blanc de clans familiaux jouent un rôle singulier dans l'histoire de la photographie en Inde : les premières images prises dans les années 1850, à l'aube de l'avénement du médium artistique, sont des portraits de lignées aristocrates, témoignages précieux pour l'historien contemporain. L'instantané n'est alors pas destiné à figurer dans l'album privé, mais doit servir de "carte de visite" officielle. Une hiérarchie stricte ordonne les personn(ag)es autour de la
figure masculine centrale, ne laissant transparaître aucune forme d'intimité entre les individus représentés. A l'image des "portraits de court" de jeunes aristocrates datant des années 1860, présentés avec précaution dans des vitrines isolées de la section consacrée aux portraits, ceux de famille figées se répètent à l'envie, respectant scrupuleusement les codes mondains de l'époque.
A la stylisation des images d'antan, s'apparentant à des peintures miniatures, succèdent les clichés de Nony Singh (*1936 Lahore). Mère de la photographe Dayanita Singh (*1961 New Delhi), désormais mondialement reconnue, Nony Singh capture avec liberté et sagacité les visages des membres de sa famille, auxquels elle ne manque pas d'ajouter un message personnel affectueux. Pris dans les années 1960, ces clichés témoignent de la démocratisation de la photographie, parachevée, semble-t-il, par les images qui ornent le mur en vis-à-vis. Asim Hafeez (*1977 Karachi) porte un regard de fascination et proximité sur les transsexuels, qu'il saisit de son appareil lors d'embrassades tumultueuses. Mais, pour beaucoup d'habitants du sous-continent, la photographie reste une technique inaccessible. C’est sans doute pourquoi elle peine à se développer comme domaine artistique indépendant dans les divers pays de la région, et que la Whitechapel gallery éprouve aujourd'hui le besoin de faire connaître au public occidental les artistes indiens, pakistanais et bangladeshi en exposant, aux côtés de photographes de renommée internationale, des œuvres inconnues, certaines montrées pour la première fois.
Parmi eux, un nom familier : Pablo Bartholomew. Né en 1955, père birman et mère indienne, Bartholomew s'initie très tôt à la photographie et remporte en 1975, à l'âge de vingt ans seulement, le World Press Photo Prize pour la série
Time is the Mercy of Eternity - exposée au musée londonien -, avant de recevoir dix ans plus tard le prix pour la photographie de l’année (World Press Picture of the Year). Rachitique et tremblante, le poignet entouré d'un bandage lâche, une figure grise, dans un environnement décharné, présente à l'objectif son suc vital : une seringue aspirant une dose de morphine, fébrilement préparée dans une cuillère en métal. Pablo Bartholomew a rencontré la Danoise qu'il fige ici sur pellicule dans le centre de New Delhi. Les tirages en noir et blanc du photojournaliste figurent dans la section "corps politique", l'oeuvre de Pablo Bartholomew mettant en lumière les laissés pour compte, les marginaux, les catastrophes écologiques et humaines. Le regard distancé, il interroge ce qu'il voit, brouille les évidences. Ainsi, la préparation d'une injection de drogue ne paraît plus si éloignée du rituel religieux figé dans les cadres accrochés sur le mur opposé. Cette lutte pour la survie quotidienne résonne avec les images historiques, à voir un peu plus loin, saisies par Shahidul Alam (*1955 Dhaka), qui documentent la lutte pour la démocratie du peuple bangladeshi. Le délabrement du lieu de vie n’est pas sans rappeler également le dénuement des slums, dans la section "rue".
Les temps s'emmêlent bientôt, comme dans ces figures de Maharadja contemporains qui sourient à l'objectif depuis leur château en Ecosse, rappelant ces portraits de cour datant du XIXe siècle, ou encore, dans la section "représentation", ces images nostalgiques de l'âge d’or de Bollywood et de Lollywood - sa version pakistanaise - des années 1940-60 accompagnant les clichés d'artistes contemporains pris lors d'un spectacle de tango enflammé ou dans une chambre d’hôtel peuplée de personnages vêtus de couleurs criardes. Le déluge d'époques et l'abondance d'images de
Where Three Dreams Cross deviennent bientôt un prétexte pour évoquer une autre culture qui, bien que visible et présente à Londres, reste méconnue du grand public. La section "portrait", à l'entrée de l'exposition, témoigne de l'auto-représentation du sous-continent. Elle illustre le fait que la recherche et la découverte de soi n'ont rien d'une évidencee, mais relèvent plutôt d'un acte
créatif conscient, voire politique ; et l'exposition de revêtir, au fil des cadres, la forme d'un auto-portrait du sous-continent, nourri par le choix de n'exposer que des artistes natifs d'Inde, Pakistan et Bangladesh. Il n'est pas question de reproduire une vision occidentale de l'Orient, parée d'exotisme, mais bien d'offrir aux habitants de la région une scène pour faire valoir la vision qu'ils ont d’eux-mêmes et de leur environnement ainsi que les rêves qu'ils nourrissent à ce sujet.
Ce n'est donc pas tant le souci d'une description authentique, historiquement documentée du sous-continent indien qui anime la Whitechapel gallery et les dizaines d'artistes qu'elle expose, mais plutôt une évasion par le regard, sans discours explicatif ou cartels abondants. Le panneau d'entrée signe la plongée dans un univers de songes, de brides de réflexion lancées au hasard, à qui saura et voudra leur donner réalité. Le parcours commence, d'ailleurs, par la contemplation amusée de la brève histoire d'un Don Quichotte pakistanais moderne, imaginée par Bani Abidi (*1971, Karachi), avant le portrait grandeur nature d’une petite fille, les mains fermement accrochée sur ses hanches menues mais dont le regard est caché par ses paupières clauses. La religion n'est pas abordée
stricto sensu dans les couloirs de l'exposition, mais il y va bien d'une sorte de voyage de l'esprit.