L'écriture peut-elle mener à l'éveil spirituel ou le langage est-il au contraire un obstacle à l'expérience du réel ? Les articles très variés réunis par Jean-Yves Pouilloux et Marie-Françoise Marein dans Les Voix de l'Eveil. Ecritures et expérience spirituelle, actes du colloque qui s'est tenu à Pau en 2006, offrent un certain nombre de portraits d'auteurs plongés dans une quête fondamentale, et explorent la voie artistique et spirituelle qu'ils ont choisie. L'ouvrage emprunte des chemins trop peu fréquentés, et réunit des études sur des auteurs très variés en les abordant sous divers angles, du commentaire précis de texte à l'analyse de la démarche générale d'un écrivain, en passant par le travail sur les influences de tel ou tel artiste. La spiritualité, qui est au cœur de la démarche de bien des auteurs, est ainsi mise à l'honneur pour proposer un regard différent et passionnant sur l'expérience de l'écriture.
Il s'agit tout d'abord d'éprouver une expérience du réel, un ajustement du regard, un éveil de la conscience. Ainsi, Pétrarque dans la lettre IV, 1 des
Familiares, comme le montre Jean-Michel Agasse (Université de Pau et des Pays de l'Adour), narre son ascension du Ventoux. Ce récit d'alpinisme se double d'un moment de révélation, d'une prise de conscience induite par cet exercice physique qui devient finalement spirituel. La lecture de textes, notamment de Saint-Augustin, agissent par ailleurs comme un catalyseur et l'ascension de Pétrarque se termine dans un véritable moment d'épiphanie. Daniel Vigne (professeur de philosophie et de théologie) expose, quant à lui, la mystique de Syméon le théologien selon trois principes :
Hesychia, la tranquillité de l'âme,
Nepsis, l'éveil et
Philocalia, l'amour de la beauté. Le surgissement du divin est, pour ce moine grec du XIe siècle, une expérience inattendue, un don, une rencontre. "
Plus qu'aucun autre, Syméon décrit la vie spirituelle comme une réalité expérimentale, mystérieuse, certes, mais sensible et concrète", écrit Daniel Vigne (p.112).
Deux articles sont aussi consacrés à Antonin Artaud, et évoquent le mysticisme de son œuvre : celui de Tomasz Swoboda (Université de Gdansk) et celui d’Olivier Penot-Lacassagne (Paris III). Le premier montre comment, entre peinture et littérature, Artaud essaie de voir, de faire l'expérience visuelle de la réalité et à cette fin privilégie le corps contre l'esprit. Le second fait le récit de la crise mystique de l'artiste entre 1937 et 1944. Cependant,
les auteurs évoqués qui ont connu cette expérience d'éveil ne s'en sont pas toujours tenus à l'écriture. Le poète Lanza del Vasto, de son vrai nom Joseph-Jean Lanza, a en effet joué le rôle d'un prophète et a fondé un mouvement et une communauté de vie, "l'Ordre de l'Arche". Yaël Comet (Université de Pau et des Pays de l'Adour) décrit cette figure de prophète / poète et montre notamment comment, dans sa pensée et sa poésie, le rapport à soi-même, le travail intérieur est absolument essentiel. En effet, pour lui, la seule chose que l'on peut connaître est soi-même, l'intériorité constituant la seule voie d'accés au monde. L'expérience de soi conduit donc à une expérience du réel.
Certains textes littéraires tentent donc bien de proposer un récit de l'expérience spirituelle. L'art serait animé par cette volonté de dire le réel, la vérité entraperçue. Marielle Lucie Clément (Université d'Amsterdam) démontre comment Andréï Makine, dans son roman
Le Testament français, présente ainsi une expérience d'éveil à la conscience de soi par des sensations à la fois visuelles et auditives. La narration joue sur des moments perceptifs comme l'observation de photographies pour faire jaillir une expérience mystique. Régis Lefort (IUFM de Provence), quant à lui, évoque l'œuvre d'Henry Bauchau, en particulier son roman initiatique
Œdipe sur la route et le poème "Mandala pour un poème". Le texte littéraire accueille le récit d'un certain éveil à soi et au monde. En cherchant à dire l'expérience, le poème devient le lieu d'une médiation, un espace du sacré.
L'influence des traditions religieuses et spirituelles
Si les auteurs ne se revendiquent pas forcément de telle ou telle tradition, leur parcours personnel les amène à rencontrer des textes et des modes de pensée et leur écriture peut ainsi être imprégnée par une ou plusieurs religions, philosophies, spiritualités, de manière plus ou moins nette et souvent syncrétique. Une place importante est notamment consacrée dans les articles aux religions extrême-orientales qui ont fasciné un très grand nombre
d’artistes.
Le Livre des morts tibétains,
par exemple, le
Bardo Thödol, est évoqué par Fanette Lafitte (Université de Pau et des pays de l'Adour) qui souligne son influence sur le poème de Philippe Jacottet intitulé précisément "
Le livre des morts". "
Apprendre à se préparer à mourir, c'est pour [les tibétains] apprendre à entrer dans cet espace de transition afin de le traverser en toute sérénité et d'y travailler l'énergie qui servira dans leurs vies futures à tendre vers l'illumination et la béatitude", écrit-elle (p.161). Imprégné de cette culture tibétaine, le poème de Jacottet se fait psalmodie et surtout interrogation sur la mort, érigeant le doute en seule réalité possible.
L'écrivain allemand Herman Hesse s'est également intéressé aux pensées extrême-orientales, en particulier au bouddhisme, au zen, au taoïsme et à l'hindouisme, sur lesquelles il a réfléchi dans le cadre de sa propre quête personnelle et qui ont fortement influencé son écriture, comme le souligne Aurélie Choné (Université Marc Bloch de Strasbourg), car l'art est pour lui un mode d'accès au sacré. Il cherche sans relâche une parole poétique "
vivante, magique et mythique", selon les termes d'Aurélie Choné, qui non seulement retranscrirait ses expériences spirituelles mais qui serait capable de métamorphoser le lecteur.
De même, Elodie Meunier (sculpteur et enseignante) montre comment Pierre-Albert Jourdan, sous l'influence du zen et du taoïsme, pratique une "
ascèse par l'écriture" pour se "
préparer à la rencontre du réel". L'écriture est chez lui une dépossession, un travail de recherche qui doit conduire à une transformation de soi. Et Marie-François Marein (Université de Pau et des pays de l'Adour) souligne même
l'influence de la pensée hindoue et des gymnosophistes, ces sages nus de l'Inde, sur la pensée et l'imaginaire des grecs perceptible dès le IIIe siècle après Jésus-Christ. C'est dire l'attrait que ces modes d'appréhension du réel et ces pratiques spirituelles si différentes ont exercé sur l'Occident.
A côté de ces pensées venues de l'Orient, un autre courant, beaucoup plus récent, hante les pages de ce livre : la "Quatrième voie", l’enseignement de G.I. Gurdjieff. Pierre Bonnasse (écrivain) y consacre son article en analysant ses principes et l'influence indéniable qu'elle a exercée sur nombre d’artistes du XXe siècle. Mais Gurdjieff et ses disciples sont aussi cités plusieurs fois dans d'autres articles, ce qui prouve le pouvoir de fascination que son enseignement a pu avoir. Le "Travail" est une méthode cherchant à atteindre l'éveil par une harmonie de l'être et de ses fonctions intellectuelles, émotionnelles et physiques. L'écriture est conçue comme une ascèse concourant à cette démarche de recherche d'une véritable connaissance qui soit une expérience.
L'indicible
Certains auteurs font donc de l'écriture une véritable quête spirituelle, cherchant à transcrire et à transmettre une expérience mystique. Cependant, l'écriture est aussi en elle-même un exercice spirituel. Il s'agit d'une lutte constante entre le langage et l'expérience du monde. Ainsi, Lydie Parisse (Université de Toulouse le Mirail) confronte les démarches de plusieurs écrivains du XXe siècle - Hugo Von Hofmannsthal, Jean Tardieu, René Daumal, Samuel Beckett, Valère Novarina -, qui "t
ous évoquent l'entrée dans une sorte de pensée sans pensée qui met en échec la logique discursive" (p.217), pratiquant ce qu'elle appelle une "p
oétique des états de conscience". Il
s'agit, dans la lignée de la tradition mystique, mais laïcisée, d'interroger la littérature en termes d’expérience. L'enjeu devient alors de "
nommer l’innommable" (p. 218) suivant diverses stratégies comme l'oxymore, qui renvoie à "
l’expérience de la réconciliation des contraires" (p. 219) et donc à une appréhension du monde qui échappe au dualisme, ou la négation, perçue comme acte positif qui conduirait à l'éveil par l'exercice du doute et de la méfiance.
Il ne s'agit même plus finalement de raconter une expérience qui par nature est entièrement singulière et incommunicable mais d'utiliser l'écriture comme une voie d'exploration du réel et de tenter de provoquer chez le lecteur un moment de révélation. L'exemple de Jean Paulhan, présenté par Jean-Yves Pouilloux (Université de Pau et des pays de l'Adour) est à ce titre révélateur. "
Au cœur de l'aventure de Paulhan vit obstinément un paradoxe, ou plutôt une démesure intime et modeste, qui consiste à maintenir l'ambition d'atteindre le sacré par des moyens purement profanes, ce qu'on pourrait appeler en termes mystiques "la voie de l'écriture", et qui consisterait en ceci : pour rejoindre le réel, il s'agirait d'attendre, dans l'écriture, le moment de renversement en quoi s'équivalent les contraires, coïncident les opposés." (p.12), c'est-à-dire un moment de révélation où le réel devient illusion et inversement. Outil, problématique certes, mais privilégié néanmoins, l'écriture travaille dans un tâtonnement sans fin.
La voix
S'instaure alors un rapport à la parole qui peut être détourné.
Moins que les mots, ce qui compte est peut-être la voix, portant la question plutôt du côté du chant. Il s'agit de dépasser les difficultés du langage et d'impliquer le corps. Le thème de la parole est d'abord au cœur de l'article d'Anne-Isabelle François (Université de Versailles) qui analyse le motif du "diable souffleur". Le diable maîtrise l'art de la parole, la rhétorique, et influence l'homme pour le mener à sa perte et l'empêcher d’atteindre l’éveil. Laurent Colomb (Paris V et VIII), quant à lui, explore précisément les rapports entre la voix et la spiritualité dans diverses traditions, du rituel de l’ouverture de la bouche chez les égyptiens aux pratiques d'invocation tels que le mantra. La parole devient acte créateur et la voix est un moyen privilégié de restituer "
à l’être sa cosmicité perdue". (p. 82)
"Le mystère qu'on cherchait dans l'invisible 
