L`Intermède

DOUZE ANS APRES AVOIR MIS EN SCENE Le Suicidé (rejoué l'année dernière au Théâtre de Bobigny) et cent ans après sa création à Moscou par Vsevolod Meyerhold, Patrick Pineau propose Le Mandat de Nikolaï Erdman (1925) au Théâtre de la Têmpete, à la Cartoucherie de Paris. Fidèle à la tradition du lieu de briser le quatrième mur, le spectacle débute, alors que les lumière sont encore allumées, par les chansons d'un artiste à moitié sur scène, à moitié dans la salle, alors que les personnages comme les derniers spectateurs traversent l'espace et s'installent.



Par Cécile Rousselet

De la comédie déjantée à la critique acerbe

LE MANDAT EST D’ABORD UNE COMÉDIE DEJANTÉE. Tous les ingrédients sont là, ceux de la commedia dell’arte avec la série de quiproquos, les personnages cachés et enfermés dans des malles ou sous des couvertures, et les gags proprement hilarants comme lorsque Nastia, assise sur le revolver, paniquée à l’idée de tirer par un simple mouvement de fesses, conduit à une véritable hystérie collective sur le plateau. On rit aux éclats, Barbara tente de déloger son voisin de chambre en chantant faux et à tue-tête, Anatole se contorsionne sur la scène, Valérian, vraisemblablement peu doué en la matière, parvient en deux heures quinze de représentation à demander deux fois par erreur une jeune femme en mariage. Ajoutons à cela le kaléidoscope que donne à voir le théâtre dans le théâtre – la cuisinière Nastia, déguisée en la véritable Anastasia, son altesse impériale la grande-duchesse Anastasia Nikolaïevna –, alors même que cette Nastia, justement, ne cesse de rêver au destin romanesque que ses livres lui font miroiter. Le ton est donné.

MAIS LES DÉTAILS CLOWNESQUES S’ARTICULENT à des données propres au théâtre des années 1920 en URSS. La présence des artistes opportunistes rappelle, entre autres, des nouvelles d’un Panteleïmon Romanov. Les nerfs qui lâchent de la mère, Nadejda Goulatchkine, les devenirs du théâtre tchekhovien sur la scène soviétique, et ces vermicelles au lait qui rythment l’action – comme le saucisson dans Le Suicidé – sont, plus que d’Erdman, des motifs typiques du burlesque tragique de cette époque (on pense à Iouri Olécha). « Et pan, le vermicelle » : les disputes sont dignes des sketches de Mikhaïl Zochtchenko. Les réunions d’immeuble servent à décider si les ordures seront sorties aujourd’hui ou demain, et Valérian, lorsqu’il doit chanter une chanson communiste, prononce, dans l’urgence, « bla-bla-bla ». 

CAR FINALEMENT, DANS CE CIRQUE GRAND-GUIGNOLESQUE, pointe une critique mordante de la société soviétique. Si le pâté d’esturgeon fait face aux « plats d’origine prolétarienne », si on cherche désespérément des « prolétaires de louage », c’est parce que tout n’est qu’une question d’apparences. Tous les « types » soviétiques sont là, comme aussi dans Le Suicidé, au service d’un tableau acerbe. Le communiste n’est finalement que celui qui possède sa « serviette », et même la religiosité de Nadejda, avec sa messe, ses signes de croix et ses « Seigneur Jésus » qui scandent la pièce, paraît tout à fait artificielle. Il s’agit de faire comme si, quand deux mondes se font face.


Deux mondes

D’UN CÔTÉ, IL Y A « TOUT CE QUI RESTE DE LA RUSSIE EN RUSSIE ». Il s’agira tour à tour d’une robe d’impératrice, d’icônes au mur, de Nastia métamorphosée en la grand-duchesse Anastasia, ou tout simplement des espoirs des derniers tsaristes. De l’autre, le monde communiste : le mandat, la rhétorique vide, la violence. Ces deux mondes se regardent : spatialement, déjà, les chambres se jouxtent. Sur la scène aussi : le grand discours d’Olympe (il n’y plus de Russie sous nos pieds, nous sommes suspendus) se tient devant celui de Pavel qui, au milieu du public, devenu « Le Peuple » à la faveur de sa harangue communiste, interpelle toutes et tous sur le pouvoir de son « mandat ».

ET ENTRE LES DEUX, UNE VERSATILITÉ TRAGIQUE, portée par la famille des Goulatchkine, les petits-bourgeois postrévolutionnaires. Chez eux, selon ce qu’on veut montrer de soi, on retourne un tableau accroché au mur, Nuit à Copenhague, Je crois en toi Seigneur ou le portrait du camarade Marx. Les cartons valsent et s’échangent au gré des entrées des personnages dans la pièce, selon ce qu’ils sont – ou font croire qu’ils sont. Mais les choses sont si poreuses qu’en fait, on finit par se tromper : par deux fois, le même gag, celui d’un chant soviétique – une fois même L’Internationale – à la place d’abord de la messe quand Nadejda souhaite finir ses prières, puis de l’élan inspiré de la ferveur tsariste d’Olympe.

ENTRE LES DEUX AUSSI, UN MONDE OÙ L’ON S’ÉPIE, par « le petit trou », où l’on dénonce ses voisins, et où l’on craint d’être arrêté. Et finalement, on change d’identité comme de vêtement, selon ce qui nous arrange, pour éviter les menaces, pour nouer des liens entre les familles, pour exister dans cet univers où les repères sont déliquescents.


Un burlesque tragicomique

EN CELA, CE THÉÂTRE NE CESSE DE REFUSER À LA PIÈCE de verser dans quoi que ce soit, qu’il s’agisse du pathos ou du comique. Les instants dramatiques sont désamorcés par des détails incongrus – le prêtre qui observe d’en haut l’affrontement des deux discours d’Olympe et de Pavel, Pavel justement qui cite « Maman et moi » dans sa fougue révolutionnaire. La fausse Anastasia Nikolaïevna a pour estrade une cuvette, le vieux général tsariste ressemble à un pantin désarticulé ou à une marionnette, et finalement, la grand-duchesse n’est qu’une « fille de pute ». Les moments comiques se chargent en retour d’une symbolique tragique. Si Pavel, toujours, a deux visages, celui de « devant » et celui de « derrière », c’est bien sur ses fesses qu’est alors placardé le portrait de « Tonton », Michel Alexandrovitch, frère du tsar Nicolas II et espoir du renouveau tsariste en Russie. La cuisinière Nastia devient la grand-duchesse Anastasia Nikolaïevna, et ses fesses, encore, lorsqu’elle est dangereusement assise sur le revolver, menacent d’éliminer tout le monde dans ce qui pourrait s’apparenter à une « guerre civile ».

LÀ EST LE VÉRITABLE SENS DU CARNAVALESQUE, au sens bakhtinien du terme, qu’Erdman déploie dans la pièce et que la mise en scène révèle avec brio. Il s’agit en permanence d’inverser les places, les statuts, les mondes, et de maintenir l’ensemble dans une ambiguïté générique où rien (ni personne) n’est acquis. Là est aussi le sens du grotesque, celui que Béatrice Picon-Vallin décrivait si bien concernant la scène moscovite des années 20. « C’est comme ça que la Russie a apparu », et sort alors de la malle Ivan Ivanovitch et ses vermicelles au lait sur la tête : l’hybridité est un trait majeur de cette pièce, et le spectateur ne sait jamais s’il est attendu de lui qu’il rie ou qu’il pleure.


Pour une pièce désespérée

« UN SI GRAND PAYS, ET BOUM, LA RÉVOLUTION. » Le Mandat, derrière ses airs comiques, est une pièce désespérée. Le pouvoir communiste (même faux) donne à ceux qui le détiennent une véritable violence, qui envahit la scène. Celle de Pavel, mais aussi celle de Staline, remarquablement mise en scène : dès que ce nom, qui planait depuis le début de la représentation, est prononcé, l’atmosphère s’assombrit ; la fumée, la danse angoissante et l’obscurité signifient un « homme en noir » tel que le peindra l’année suivante Boris Pilniak dans Le Conte de la lune non éteinte, cette ombre qui plane, et qui pourtant n’est jamais vraiment là, laissant tous les personnages tels des orphelins. Orphelins de la Russie, orphelins les uns des autres. S’il y a un trou dans le journal « Les Nouvelles de la Russie », c’est bien que ce pays n’existe plus.

ALORS FACE À CELA, LES IDENTITÉS SONT MOUVANTES, voire inexistantes. Pavel n’est pas un vrai communiste, ni un vrai tsariste ; s’il a « deux visages », un devant et un sur les fesses, en réalité il n’en a aucun. Il est « un homme à plusieurs faces », et on ne sait finalement plus laquelle est la véritable : « Tous les hommes sont des faux, mêmes les mandats sont faux » s’écrie Olympe. La quête du mandat comme celle de « tout ce qui reste de la Russie en Russie », l’enjeu de la pièce en tant que telle, sonnent tout aussi creux. Les espoirs des nostalgiques de la Russie, qui revivent devant Anastasia, sont à nouveau déçus, car « à nouveau, il n’y a plus rien ». A vouloir ressusciter ce qui est perdu, les personnages n’ont fait qu’accroître leur désespoir.
 

LE MANDAT EST AINSI UNE PIÈCE DU « TROP » QUI N’EST EN FAIT QUE LA LAMENTATION sur un « rien ». « Camarades ! Je vous en supplie, au nom de millions de gens, accordez-vous le droit de chuchoter » s’écriait Podsekalnikov dans Le Suicidé. C’est ici le droit que s’arroge la pièce, dont la nouvelle traduction d’André Markowicz rend à merveille le texte russe dans toute sa richesse et dans l’ambiguïté que l’esthétique grotesque lui impose ; et dont la mise en scène de Patrick Pineau est d’une justesse troublante. Si, au début de la représentation, l’artiste chantait « cet homme disparaît », ceci n’en est que trop prémonitoire : tous les éléments dramaturgiques et scénographiques sont ici au service d’une disparition, celle de l’homme devant l’ « homme nouveau », qui finalement n’a guère plus de consistance que ceux qui le précédaient.  
 

C.R
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le 30/04/2024

Le Mandat, 
Mise en scène de Patrick Pineau,
Texte de Nicolaï Erdman,
traduction d'André Markowicz,
jusqu'au 5 mai 2014
Théâtre de la Tempête.
La Cartoucherie, Paris.


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Crédits Photos © Simon Gosselin


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