L`Intermède


APRES UNE VIE DE MAUPASSANT AU THEATRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN, Arnaud Denis met de nouveau en scène une oeuvre non théâtrale, Les Liaisons dangereuses, roman libertin de Choderlos de Laclos (1782) à la Comédie des Champs-Elysées. Si la représentation de la complexité des passions du roman y est bien présente, le metteur en scène, en s'appuyant sur la multiplication des voix narratives et des points de vue offerte par la dimension épistolaire du texte de Laclos, apporte une richesse et un à-propos supplémentaire. Il s'agit en effet d'incarner, véritablement, par les corps, des dialogues et des scènes qui ne se jouent que par écrits interposés dans l'oeuvre originale, accélérant drastiquement le temps et le bouillonnement des sentiments qui agite tous les personnages, sans exception. Créer la parole à partir de l'écrit, incarner l'action à partir de la pensée, tout en accélérant le récit, sont autant d'enjeux que la troupe relève en costumes d'époque, mais avec un regard et des attitudfes parfaitement actuels.
 
Par Louise de Ferran
 

Le roman, sous la loupe de la mise en scène des corps

L’ADAPTATION D'ARNAUD DENIS ILLUSTRE BIEN LA DÉPRAVATION INTERNE D'UNE SOCIÉTÉ du faire croire plutôt que du croire, présente dans les lettres, où la nouvelle religion est celle des apparences. Cependant, elle va plus loin encore : comme dans la production cinématographique de Stéphane Frears (1988, dont on retrouve entre autres ici l’influence esthétique dans les costumes et le château de Mme de Rosemonde), le spectateur est véritablement face à deux corps, Valmont et Merteuil, présentés de façon symétrique. Alors que dans le film, la caméra sonde successivement les visages et les silhouettes des deux libertins en train d’être parés, c’est face à la scène et ensemble que les anciens amants et alliés dans la corruption des mœurs sont maquillés et parfumés, recouvrant la noirceur de leur âme sous les notes de la 7e symphonie de Beethoven. Cette couche de poudre est un masque supplémentaire sur les traits souvent figés et le ton trainant, toujours caustique des deux acteurs.

LE BURLESQUE A ÉGALEMENT TOUTE SA PLACE DANS CES CHOIX DE MISE EN SCENE des Liaisons. Mme de Rosemonde a, de manière surprenante au vu de sa posture quasi uniquement morale dans le livre, le rôle du bouffon un peu bêta. Toute de marron vêtue, elle pérore sur ses dindons (« Allons donc voir mes dindons » est un véritable leitmotiv de ses interventions) auxquels sa volumineuse robe chocolat et sa démarche un peu chaloupée font habilement penser. Ses sentences absurdes telles que « Le faisan est plus bête que le dindon » ajoutent de la lourdeur – comique pour le spectateur mais tragique pour Valmont et Tourvel – à l’atmosphère tendue des entrevues de ces deux derniers, dont le langage corporel laisse entrevoir l’attirance mutuelle qu’ils éprouvent, horrifiés, l’un pour l’autre. Le rire du spectateur devient à la fois un moyen d’extérioriser la gêne qu’il éprouve par empathie avec ces amants maudits, mais aussi une moquerie de la vanité de ces conversations mondaines.


Ambiguïtés questionnées

C’EST EN CELA AUSSI LA DUALITÉ ET L'AMBIGUITÉ FONDAMENTALES DES PERSONNAGES qui sont questionnées par des jeux de mise en scène, où les corps et l’impact des sentiments sur ceux-ci sont tangibles. Le metteur en scène et Valentin de Carbonnières – l’interprète de Valmont – ont choisi de rendre bien réel et sans faille aucune (pas de trahison avec Émilie comme dans le roman, par exemple) l’amour de ce dernier pour la Présidente, tout au long de la pièce, et de lui donner tant de force qu’il s’en effraie : « J'ai bien besoin d'avoir cette femme, pour me sauver du ridicule d'en être amoureux ». Cette phrase est étayée par ses paroles contraintes, entrecoupées de silences douloureux lorsque son amour-propre lui fait se plier aux ordres de Merteuil : quitter Mme de Tourvel. La souffrance est tangible dans les traits tirés et la diction difficile. Il est par ailleurs sincère sur sa nature et ses motivations pernicieuses : c’est en définitive un personnage cohérent avec lui-même et dépourvu d’hypocrisie qui se dresse face au spectateur. De façon surprenante, c’est donc presque Valmont qui incarne l’honnêteté dans cette pièce. A contrario, Cécile ment à l’intégralité de son entourage et son ingénuité (de façade ?) cède bien trop facilement la place aux exclamations débordantes de joie : « Un amant ! Des amants ! » que lui promet une Merteuil sensuelle et complice. Les visages dépourvus de masques ne sont donc pas finalement toujours là où on les attend. Le vice, aussi répréhensible soit-il, n’est pas toujours menteur, et peut même comporter un semblant de pureté ; a contrario, les apparences de pureté peuvent être trompeuses.

LA MISE EN SCENE OPERE AINSI UNE INTERPRETATION DU ROMAN QUI LUI EST PROPRE, particulièrement visible également avec le personnage de Danceny. Celui-ci présente un changement radical par rapport aux lettres : il est déjà l’amant de Merteuil dès le début de la pièce, lorsqu’il avoue ses sentiments à Cécile pendant une leçon de chant. La dualité de son caractère est donc soulignée : tiraillé entre une passion peut-être plus pure pour Cécile et sa servilité, haïe mais puissante envers Merteuil. « Vous êtes à peine digne d’un amant et vous vous comportez comme un mari. », lui assène-t-elle : cette phrase est insultante, insistant sur l’aspect faible et jaloux de la personnalité du jouvenceau. Cependant, ce sont ces mêmes défauts, ces mêmes failles, qui diluent son aspect romanesque et le rapprochent de nous. Ni lui ni Cécile ne sont plus de simples victimes injustement, dangereusement corrompues par leurs mauvaises liaisons, puisque la fleur du vice avait déjà commencé à s’épanouir en eux. Leurs mimiques, leurs faiblesses deviennent, dès lors, les nôtres.


Violences de corps 

C’EST AUSSI LA VIOLENCE, QUI RÉVELE LA FAUSSETÉ ET LA BARBARIE DE CETTE SOCIÉTÉ, qui devient nôtre, par l’incarnation et la matérialité même de la mise en scène. Cette violence est d’abord celle des viols commis par Valmont, que le metteur en scène a fait le choix d’accentuer ou de créer par rapport à l’œuvre. Cela passe entre autres par des jeux de lumière et de costumes lors du viol de Cécile, dans lequel la force inexorable du Vicomte s’impose à la volonté de la jeune fille toute vêtue de blanc, et donc le corps finit par s’abandonner, noyé dans un noir final et silencieux. Le contraste de la scène opaque et de la blancheur éclatante des vêtements, allié à l’absence de musique ou de parole, renforce l’horreur du moment. Arnaud Denis accentue encore cette violence en rajoutant un viol, marquant les esprits à l’extrême, avec celui, absent du roman épistolaire, de Merteuil. Cette dernière scène est mise en exergue en tant qu’acmé d’une tirade où la marquise tantôt joue avec l’orgueil démesuré de Valmont par des piques oratoires, tantôt lui avoue l’amour dévorant qui l’a conduite à la haine.  

ON RETROUVE ENCORE UNE VIOLENCE EXACERBÉE PAR UNE ABSENCE TOTALE D'ÉMOTIONS, cruelle à l’extrême, lorsque Valmont assène cyniquement à la Présidente, séduite et entièrement sous sa coupe, que « ce n’est pas [s]a faute » si son amour n’a été que feu de paille, s’il lui faut l’abandonner pour une autre…  « On s’ennuie de tout, mon ange, c’est une loi de la Nature ; ce n’est pas ma faute. » : le spectateur est d’autant plus touché par cette violence blanche que la souffrance pleine d’incompréhension de la Présidente se fait tangible dans son regard noyé, alors que le verbe du Vicomte l’assassine. Elle est dès lors un parfait exemple de la pertinence du théâtre pour représenter ces Liaisons, car la passion qui dans le roman épistolaire est frustrée de ne pouvoir s’exprimer que dans l’écrit, déborde ici scéniquement et dans la brutalité des gestes.


Dépasser la critique sociale du roman

LA MISE EN SCENE AUDACIEUSE, AMPLIFICATRICE DE CE QUE RÉALISENT DÉJA LES LETTRES, est enfin au service d’une critique de la société au-delà même des personnages. La moquerie de la religion instaure une atmosphère de dérision perpétuelle de la morale. Conformément à ce que l’on attend de leur discours, les porte-paroles du libertinage s’en donnent à cœur joie. Dans une entrevue avec Merteuil où il lui narre les débuts de ses combats pour remporter le cœur de la Présidente, Valmont joint les mains et tourne en dérision la prière de la messe: « Elle ne se doute pas de la divinité que j’y adore ». Merteuil ridiculise l’éducation de Cécile reçue au couvent à grand coup de regards éloquents vers le public. Même Mme de Rosemonde, l’égide supposée de la religion, la décrédibilise : « Il n’y a rien de plus merveilleux que le chocolat – en dehors de la grâce de notre Seigneur » (signe de croix).  Le rire du public se fait l’écho involontaire de la moquerie, du mépris de cette société pour le sacré, car la morale s’est diluée. Ainsi, alors que dans les lettres, cette moquerie est, la plupart du temps, à lire entre les lignes, c’est ici dans les mimiques et les piques qu’elle résonne, amplifiée.

PLUS GÉNÉRALEMENT, LA MISE EN SCENE INTERROGE, peignant puis questionnant avec pertinence notre société et notre rapport au monde. Par la duperie d’abord, qui est également celle de tous nos sens. La musique, souvent présente, participe de beaucoup à l’élaboration des diverses atmosphères. C’est la torpeur du chant populaire Greensleeves dans le château de Rosemonde quand se nouent les pièges de Valmont ; c’est la reprise de la 7e de Beethoven, étouffée, comme venant du fond d’une grotte, lors des scènes finales des deux morts tragiques qui concluent la pièce. L’ambiance instaurée est sombre. Les valeurs du spectateur sont alors dans la confusion générale, brouillées par le verbe des libertins : « Rien n'est affreux en libertinage, parce que tout ce que le libertinage inspire, l'est également par la nature. »

LA FORCE DE CETTE VERSION VIVANTE, MOUVANTE, D'UN ROMAN ÉPISTOLAIRE tient donc beaucoup aux artifices théâtraux et jeux scéniques qui hypnotisent et touchent au mieux le public. Les jeux de miroir dans les appartements de Merteuil, permettant de voir les expressions des protagonistes lorsqu’ils sont dos à la scène, multiplient les masques des libertins. Les décors et les acteurs se fondent souvent brusquement dans l’ombre de la scène, comme aspirés. Les personnages déclament parfois d’un ton peu naturel, impersonnel, les phrases des lettres : cette distance entre le naturel et le réel recrée celle qu’il pouvait y avoir dans les lettres de l’œuvre originale, lorsque les paroles écrites n’étaient pas celles que l’on souhaiterait en réalité avouer. Le brouillage instauré entre ce que l’on est, l’image que l’on désirerait renvoyer et l’image que l’on renvoie vraiment perturbe et vient nous aider à repenser notre rapport au monde.

SI UN VOILE SOMBRE MAIS NON OPAQUE COUPE MERTEUIL ET VALMONT des spectateurs dès la scène introductive, cela n’est pas un hasard. Il se fait métaphore de la fine distance moirée qui nous sépare des libertins, frontière bien moins tangible que nous le croyons. Au fil de la pièce, le spectateur se retrouve alors complice de cette troupe pervertie. Mais ce piège, permettant la prise de conscience de nos propres comportements, offre en fait une échappatoire vers une vie de société peut-être meilleure, sinon moins hypocrite.

Louise de Ferran
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le 11 novembre 2024

Les Liaisons dangereuses,
d'après Choderlos de Laclos, 
adaptation et mise en scène d'Arnaud Denis, 
avec Delphine Depardieu, Valentin de Carbonnières, Salomé Villiers, Michèle André, Pierre Devaux, Marjorie Dubus, Guillaume de Saint-Sernin, 
Comédie des Champs-Elysées,
15 avenue Montaigne, Paris 8ème
jusqu'au 29 décembre 2024, 
Infos et réservations : 01 53 23 99 19 ou ici.

Bande d'annonce du spectacle 
 
 
Crédits Photos © Cédric Vasnier

 
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