Peter Gabriel,
la profusion des genres
Chanteur, musicien, compositeur, producteur... autant de cartes que le britannique Peter Gabriel abat avec une insolente habileté depuis les années 1970. L'artiste précède les modes, amorce les mouvements, ne cesse de se renouveler. De Genesis et RealWorld jusqu'à son dernier album sorti le 15 février, Scratch my back - un ensemble de reprises interprétées avec un orchestre, sans guitare et batterie -, itinéraire d'un explorateur de la musique dont le sérieux n'a d'égal que la fantaisie.
1973, Shepperton studios. Sur le devant de la scène, un jeune homme au visage blanc de maquillage, les yeux soulignés de noir, un haut chapeau en forme de corolle vissé sur le crâne, salue et regarde la salle, énigmatique. Il se penche en avant, gnome mystérieux, et saisit un brin d'herbe pour le mettre dans sa bouche, étrange touche bucolique. Enfin, il se met à chanter. C'est la grande époque de Genesis, et le jeune leader et co-fondateur du groupe, un certain Peter Gabriel, impose son amour pour la performance scénique et le théâtre en peuplant la scène de personnages saugrenus qu'il incarne en alignant les costumes, parfois méconnaissable, comme lorsqu'il revêt l'allure d'un renard. Dans ce temps de liberté où fleurissent les albums-concepts des groupes de rock progressif, Peter Gabriel et Genesis peuvent laisser libre cours à leur imagination dans des oeuvres comme
Nursery Cryme (1971),
Foxtrot (1972),
Selling England by the pound (1973), ou
The Lamb lies down on Broadway (1974).
S'il quitte le groupe en 1975 - le batteur Phil Collins lui succèdera comme chanteur et leader du groupe - son parcours solo, qui débute avec
Peter Gabriel 1 en 1977, poursuit les explorations musicales qu'il avait amorcées. Mais il faut attendre 1986 et l'album
So pour que sa carrière décolle, notamment grâce au single "Sledgehammer". Dans le clip de la chanson, pionnier du genre pour son travail sur l'animation en stop-motion, le visage du chanteur se métamorphose au gré d'un mélange d'images réelles et de scènes en pâte à modeler : des nuages défilent sur ses traits comme dans un tableau de Magritte, des fruits viennent recomposer son portrait façon Arcimboldo, et des jets de peinture dressent autour de lui un tableau à la Pollock. Il reprend le principe dans le clip de "Digging in the dirt", tiré de son album suivant,
Us, en 1992, qui confirme la percée : en ayant toujours recours à la pâte à modeler, son corps se décompose à mesure que le temps passe, rongé par des bestioles qui vont et viennent (
Voir notre dossier 15 clips / 15 concepts). La multiplicité des projets ainsi que son perfectionnisme expliquent probablement l'attente entre chaque album de Peter Gabriel : dix ans d'
Us à
Up (2002), et huit entre celui-ci et le dernier,
Scratch My Back. De quoi faire de la sortie de chaque nouvel opus un événement.
Investi dans de nombreuses causes humanitaires pour défendre les droits de l'homme - il a notamment participé pendant un an à une tournée mondiale pour
Amnesty International -, Peter Gabriel a été élu "
Homme de la paix" en 2006 par les lauréats des Prix Nobel. Mais son engagement est aussi musical : le lancement du festival
WOMAD (World of Music Arts and Dance) en 1982 et la création d'un studio,
Realworld, en Angleterre, puis d'un label du même nom en 1989 ont largement contribué à la promotion de la World Music, portant des artistes comme Youssou N'dour, Geoffrey Oryema ou Nusrat Fateh Ali Khan. La musique de Peter Gabriel s'inscrit elle-même dans cette abondance d'influences, puisant tout autant dans la pop anglaise des Beatles que dans la World Music, usant de toutes sortes d'instruments et de sons, des musiques traditionnelles à l'électro en passant par le rock - entendu au sens le plus large -, des percussions envoûtantes de "Mercy Street" sur
So aux passages orchestraux et aux arrangements de cordes de "Down the dolce vita" sur
Peter Gabriel 1 ou "Signal to noise" sur
Up, qui ouvraient déjà la voie aux sonorités de
Scratch My Back. Les nombreux invités sur
ses différents albums -Kate Bush, Nusrat Fateh Ali Khan ou les Blind Boys of Alabama -, nourissent l'exploration. Paradoxalement, au confluent des genres, Peter Gabriel parvient à dessiner une identité musicale propre et personnelle. C'est sans doute ce qui fait de
Scratch my back non pas un simple disque de reprises, mais bien un nouvel album de l'artiste, une (re-)création complète.
La scène reste un lieu d'expression privilégiée pour Peter Gabriel ; poursuivant ainsi le travail amorcé avec Genesis, le musicien ne cesse de travailler l'image de ses mélodies, les deux tournées
Secret World Tour en 1994 et
Growing up Tour en 2002 le prouvant à l'envie. Se filmant parfois lui-même durant sa performance, travaillant autour d'une scène circulaire, jouant sur des accessoires comme sa fameuse veste garnie de lumières électriques, faisant du vélo sur scène ou exécutant une chorégraphie avec son fidèle bassiste Tony Levin, Peter Gabriel joue des planches et manipule son spectacle en maître, marionnettiste qui ne se noie pas pour autant dans une technicité forcée, mais ménage des moments d'émotion dans le spectaculaire et la fantaisie. Et on ne s'étonnera pas donc non plus de retrouver ses traces dans le Septième art pour lequel il compose des chansons originales - pour celle du film d'Andrew Stanton
Wall-E, il a remporté le Grammy award de la meilleure chanson originale en 2009 -, et surtout des bandes originales, comme celle de
Birdy en 1985. Son travail sur la partition de
La dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese constitue notamment une oeuvre séminale que bien des compositeurs ont copié depuis.
Nouvelle ambition du musicien : sortir un double opus dont
Scratch my back n'est que le premier volet. Après ce disque de reprises, sur l'album suivant - a priori intitulé
I'll scratch yours -, les auteurs de ces chansons reprendront ses morceaux à lui. Enjeu supplémentaire que l'homme aux mille visages s'est donné : ni guitare, ni batterie, mais un ensemble classique pour l'accompagner. Et c'est l'Orchestre philharmonique de Radio France qui jouera avec lui lors de son concert à Paris, le 22 mars prochain à Bercy. L'album, très dépouillé, enveloppe la voix de Peter Gabriel, devenue plus rugueuse avec l'âge. "Heroes" de David Bowie, "Après moi" de Regina Spektor, "Street spirit" de Radiohead, "My body is a cage" d'Arcade Fire... dans le flot d'influences, les diverses reprises habillent un album cohérent et mélancolique. Dans des versions très différentes de leurs originaux, "Flume" de Bon Iver ou "Listening Wind" de Talking Heads combinent discrètement piano, voix et orchestre, au service avant tout de la mélodie, s'imprégnant irrésistiblement du style de Peter Gabriel. A cette intimité répond, à d'autres moments, l'ampleur de l'ensemble de l'orchestre dans des arrangements toujours subtils, élégants mais puissants. Une façon de revisiter la musique contemporaine en y laissant une empreinte indélibile et éminemment intime.