L`Intermède
 
L'ON POURRAIT S'INTERROGER sur la nécessité d'un manifeste féministe après le virulent essai de Chloé Delaume, Mes bien chères soeurs (Seuil, 2019) ou encore le très remarqué King Kong Théorie de Virginie Despentes (Grasset, 2006) - dans le sillage duquel Inès Orchani se place explicitement. Gazelle Théorie s'inscrit en effet dans la lignée de ces deux ouvrages à plusieurs égards : d'abord par sa forme hybride entre poésie, essai et fragments de récits autobiographiques, mais aussi évidemment par son thème : l'état des lieux des conditions des femmes. Or, ce qu'Inès Orchani propose d'original, c'est un point de vue inédit car intersectionnel - portant notamment haut et fort les enjeux des féminismes arabes -, afin d'analyser le malaise qui a pu émerger en même temps que les divers mouvements féministes ces dernières années.


Par My-Linh Dang
 
L’UN DES OBJECTIFS DE L’OUVRAGE ? « Eriger un féminisme juste » : « Oui, toutes les femmes sont égales. Elles l’oublient, elles l’ignorent, alors que c’est la première pierre de l’édifice révolutionnaire. […] Nous nous valons toutes. Lorsque nous l’aurons compris et admis, nous érigerons un féminisme juste. » (p. 176-177). En effet, le constat de départ d’Inès Orchani est exposé dès les premières pages : face à la multitude de formes d’engagements féministes qui ont émergé ces dernières années, « [i]l y a de quoi s’y perdre » (p. 9). L’autrice insiste sur le fait qu’il n’y aurait pourtant qu’un féminisme, puisque « le but visé semble partout le même : l’égalité » (ibid), mais que ses différentes formes, notamment celles qu’elle a observées au cours de sa vie entre Tunis et Paris, peuvent s’opposer radicalement. C’est l’une des raisons qui poussent l’écrivaine à « médite[r] sur le gâchis d’un tel malentendu » (p. 10), malentendu à partir duquel, entre souvenirs d’enfance, questionnements personnels et explorations linguistiques, l’autrice pose les fondements d’une nouvelle théorie intersectionnelle.
 

La liberté du « poète sans maison »
 
SITUÉE A LA FRONTIÈRE DE LA CULTURE tunisienne et de la culture française, Inès Orchani revendique son amour et sa maîtrise d’une « langue bifide, arabe-française » (p. 176), grâce à laquelle elle entend dépasser toutes les autres frontières culturelles et sociales qui lui incombent. En effet, la double appartenance linguistique de l’écrivaine lui sert de pont vers d’autres doubles appartenances qui, loin de l’emprisonner, nourrissent au contraire un mode de pensée ambivalent et inclusif : « J’ai donc deux langues, et chacune est mienne. Comme j’ai deux religions, et chacune est mienne. Et deux cultures, et chacune est mienne. Et deux sexes, et chacun est mien » (p. 31).
 
À CE TITRE, C’EST-CE QU’ELLE APPELLE sa « binarité linguistique » (p. 30) qui lui permet, par exemple, à travers une analyse minutieuse de certaines expressions arabes et françaises, de trouver une alternative qui contourne la binarité du genre. L’un des exemples les plus poétiques est le passage dans lequel l’écrivaine remarque que, en langue arabe, le mot « soleil » est de genre féminin, tandis que le mot « lune » est de genre masculin. Cette inversion des genres d’une langue à l’autre permet finalement à l’écrivaine d’opter joyeusement pour le « genre stellaire », « neutre en arabe » (p. 44) : « Soleil au féminin, lune au masculin. Et les étoiles ? Elles sont de genre neutre en arabe. Je fais le choix du genre stellaire, étant pour moi-même un mystère ». (p. 44)
 
UN PEU DE LA MÊME MANIÈRE, à un autre moment, l’écrivaine joue avec les mots associés au genre, affirmant qu’en voulant n’« être d’aucun genre » ou alors justement « de tous les genres », elle « devien[t] femme de mauvais genre » (p. 109). Or, face aux assignations, Inès Orchani revendique des pratiques de lecture et d’écriture qui permettent d’échapper aux appartenances, en donnant l’accès à une « non-identité faiseuse de liberté » (p. 33). Parce que la littérature ouvre sans cesse de nouveaux espaces des possibles, l’écrivaine est ainsi fière d’être aux yeux des autres un « sou’louk, un poète sans maison » (p. 68).
 
L’OUVRAGE EST AUSSI UNE ODE à la littérature comme « art d’imaginer ce qu’il y a derrière les murs… » (p. 209) et à la philosophie comme moyen de « déconstruire les murs », « multiplier les points de vue », « observer l’assemblage des idées » (ibid) notamment face aux idées reçues et aux « injonctions prétendument esthétiques ou civilisatrices » (p. 130). La dernière subtilité de la position d’Inès Orchani que l’on peut souligner est que, en parallèle de (ou en contradiction avec ?) son ambition de créer une nouvelle théorie féministe – comme l’indique le titre de l’ouvrage –, l’écrivaine refuse d’être considérée comme l’intermédiaire d'un quelconque « clan » (p. 192), déclarant vouloir être « écho, et non pas porte-voix » (ibid).

 

Une entreprise de déconstruction de la féminité
 
À PARTIR DE SA POSITION AMBIVALENTE, Inès Orchani affirme qu’elle se « sen[t] de toutes les vagues » du féminisme, qui, pour elle et en elle, se rejoignent en une « mer recommencée » (p. 110). Son engagement se traduit dans son ouvrage par une entreprise de déconstruction systématique de tout ce qui fait de nous des femmes ou des hommes. Elle s’intéresse en particulier à tous les rituels qui jalonnent la vie des femmes qu’elle connaît ou qu’elle a connues lors de son enfance, de son adolescence, et de son retour à l’âge adulte à Tunis. Tout y est passé au crible : depuis les amitiés intimes de l’enfance jusqu’à la maturité, en passant par la nuit de noce, le mariage, la grossesse, la maternité et l’éducation des enfants, la ménopause et même la vie après la mort. L’autrice procède par courts chapitres qui, sous leur apparence désordonnée, se répondent entre eux pour ouvrir un dialogue avec ses lectrices et lecteurs sans jamais le conclure. Ainsi, les pratiques aussi bien que les idées et les croyances sont interrogées avec une honnêteté parfois surprenante, comme lorsque l'écrivaine nous demande : « Mais voulons-nous vraiment l’égalité entre tous les humains ? Ne tenons-nous pas à nos privilèges davantage qu’à nos idéaux ? » (p. 24).
 
C’EST AVEC LA MÊME LUCIDITÉ qu’Inès Orchani interroge, par exemple, les figures des mères et le « mythe de la maternité comme harmonie avec la nature » (p. 100), en mettant en lumière les présupposés que ce mythe comprend ; elle demande ainsi : « Est-il certain que les mères veuillent toujours le bien de leurs filles ? » (p. 182) et décrit avec une honnêteté et un courage rares sa propre expérience en tant que mère : « J’étais gaie et légère, avant d’être mère. La maternité a fait de moi cette loque informe qui ne sait plus qui elle est. Les mères ne se sacrifient pas, on les sacrifie, pour miser sur l’avenir ». (p. 99)
 
SANS FAUSSE PUDEUR, l’autrice questionne les événements moins spectaculaires de la vie des femmes dont elle a été témoin : elle revient ainsi, entre autres, sur la percée des oreilles des petites filles, l’épilation des jeunes filles, la chirurgie génitale des jeunes femmes, l’excision, la vie en harem, et les obstacles sociaux et culturels à la masturbation féminine. Dans cette entreprise de déconstruction, Inès Orchani garde toujours en tête sa double appartenance, qui lui permet notamment d’observer que, au-delà des différences de pratiques apparentes, « toutes essaient de s’approprier leur corps, mais certaines sont obligées de mentir, de tricher » (p. 69). Il s’agit ainsi pour l'écrivaine de recenser, plutôt que de les juger, les diverses stratégies mises en place pour affronter ou supporter les injonctions patriarcales.

 

Une déclaration d’amour aux femmes (mais pas seulement)

 
L’UN DES FONDEMENTS du « féminisme juste » qu’Inès Orchani appelle de ses vœux est un immense amour pour les femmes, auquel l’écrivaine consacre d’ailleurs explicitement son livre : « J’aime la légèreté et m’y applique avec sérieux, comme dans ce livre que j’écris en ce moment même, et qui est une déclaration d’amour aux femmes ». (p. 126) Cet amour, l’autrice le porte à toutes les femmes en général et à celles qu’elle a connues ou l’ont guidée en particulier, et sur la trajectoire desquelles elle revient tout au long de son ouvrage. Nous sommes ainsi témoins et complices des parcours de figures féministes publiques (Amina, Marguerite Messika, May Ziadé, Nawal Saadâwî…), mais aussi d’amies personnelles d’Inès Orchani, certes plus anonymes au regard de l'Histoire, mais tout aussi importantes pour le développement et la pensée de l’écrivaine : celle-ci nous présente, entre autres, sa nourrice Awa, ses amies festives Nejma, Lilia et Kawtar, la naqqâya – esthéticienne rencontrée à Tunis – qui lui fait cadeau d’une expérience sensuelle, son amie Imène qui décide de mener une vie radicalement opposée à la sienne. D’émouvants hommages sont rendus à la mystérieuse et dévouée maîtresse d'école Madame Hayatte, au sujet de laquelle Inès Orchani écrit : « J’écris, pour que l’on se souvienne d’elle. » (p. 187), ainsi qu’à l’écrivaine Layla Baakbaki, saluée comme la « première des gazelles rebelles » (p. 211) – expression sur laquelle nous reviendrons puisque le terme « gazelle » est, comme l’indique le titre de l’ouvrage, fondamental pour la pensée de l'écrivaine.
 
ORCHANI REND AUSSI HOMMAGE, au détour de plusieurs chapitres, aux couples de hamîmât, amies intimes d'enfance – « meilleurs amies du monde, consœurs et confidentes » (p. 135) nous révèle l’écrivaine – qui partagent leur quotidien et « créent leur être-femme ensemble » (ibid) avant d'être séparées par leurs mariages respectifs. L'autrice nous raconte alors la tragique destinée de ces épouses plongées dans un « chagrin d'amitié » (ibid) qui finissent par dépérir, voire se suicider.
 
PRÉCISONS ENFIN QUE L’ÉCRIVAINE, toujours en cohérence avec sa volonté d'un monde ouvert et inclusif, salue aussi des écrivains, comme l’imam Nafzaoui (auteur du Jardin parfumé de 1420), les penseurs Jahîz et Chebbî, dont l’« humanisme fait d'eux des féministes » (p. 21), ou encore « l’Andalou Ibn Hazm » (p. 124), spécialiste du plaisir mutuel. D’ailleurs, l’autrice considère aussi le malaise des hommes qui selon elle, « souffrent, comme les femmes, [des] injonctions ambivalentes qui contrarient leur devenir singulier » (p. 184) : en effet, les « règles strictes et arbitraires » qui régissent le genre laisse « presque tout le monde [...] perdant » (ibid), constat qui pousse l’écrivaine à forger une nouvelle théorie du genre.

 

L’émergence d’une nouvelle théorie, la Gazelle Théorie

 
INES ORCHANI PROPOSE UN MOYEN déjà pratiqué par de nombreuses communautés et individus opprimé-e-s : celui de la réappropriation. Ainsi, l’écrivaine entame et conclut son manifeste avec l’image de la gazelle, auquel elle associe les pratiques de « gazellage » et les manières de dénoncer, puis d’invalider ces pratiques. A la croisée de la Négritude de Césaire et de la King Kong Théorie de Despentes, Inès Orchani forge sa Gazelle Théorie en s’intéressant au mot arabe ghzâl, dont elle détaille les racines, les déclinaisons, la traduction en français, mais aussi et surtout l’image qu’il porte : celle de la gazelle, animal dont les connotations peuvent être détournées et inversées à l’envi.
 
L’IDÉE EST, POUR L’AUTRICE, de « creuser la métaphore jusqu’à la faire tomber » (p. 20) : elle définit ainsi le « gazellage » comme un « mode de pensée et de séduction » destiné à « consacrer-réifier les femmes » (p. 19) en les comparant à des gazelles. Parmi ces pratiques, on retrouve aussi bien l’art poétique plurimillénaire du ghazal – qui consiste à « chanter les femmes, en les comparant, notamment, à des gazelles » (p. 13) – que la féminisation et l’utilisation du mot ghzâl comme insulte sexiste.
 
LE PARTI PRIS DE L’ÉCRIVAINE est de « faire de l’insulte un éloge de soi » (p. 15) en rappelant que la gazelle n’est « ni fragile ni docile », mais appartient à « la famille des antilopes, qui survivent dans les déserts, atteignent la vitesse de 100 km/h et font des bonds ailés » (p. 13). Elle répond à tou-te-s celles et ceux qui pratiquent le gazellage que, si « [f]emmes et gazelles se ressemblent », ce n’est pas parce qu’elles auraient « en commun la beauté (concept vain et subjectif) ni la douceur (gare aux cornes acérées des gazelles, gare à l’esprit aiguisé des femmes), mais la force de vie, l’agilité et l’autonomie ! » (p. 20). Inès Orchani va même plus loin dans cette réappropriation du terme ghzâl, puisque ce dernier désignerait désormais une « gazelle-non-genrée-qui-parcourt-les-déserts-autonome-et-solidaire » (p. 27), qui « n’a pas de nom », mais est synonyme de « liberté, d’avant les mots, d’avant les divisions-assignations-injonctions » (p. 28).
 
LA GAZELLE EST ASSOCIÉE AU DÉSERT, espace qui lui aussi est défini comme non genré, non seulement d’un point de vue concret – l’autrice partage notamment ses expériences de marche dans le désert, au cours desquelles l’hostilité de l’environnement rend voyageurs et voyageuses égaux –, mais aussi d’un point de vue symbolique : « Je me souviens de ma nature première. Dans le désert du genre. Avant les injonctions. Je fais table rase, tourbillons de sable, dunes recommencées. J’espère enfin me rencontrer après avoir pris conscience que les pistes me vont mieux que les autoroutes ». (p. 185) Ainsi, en invitant ses lectrices et lecteurs à partager ses réflexions et ses souvenirs, Inès Orchani ouvre une nouvelle voie des possibles à tou-te-s celles et ceux qui, comme elle, préfèrent aux autoroutes les pistes, et aux idées reçues les interrogations…


M-L D
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à Paris, le 18/03/2022


Gazelle Théorie d'Inès Orchani
Éditions Fayard, 2021
Prix : 18 €


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