SABRINA BOUAROUR NOUS OFFRE, DANS "IT'S SO QUEER!". Les masculinités dans les films de Vincente Minnelli et de Jacques Demy (Oxford, Peter Lang, 2023), une analyse brillante, articulant avec pertinence et rigueur conceptuelle l'étude de l'originalité des traitements des masculinités (au pluriel) chez ces deux cinéastes. Car Demy et Minnelli ont été considérés, l'un et l'autre, comme des hommes à l'opposé du modèle "machiste", sans qu'ils aient un jour été comparés. Pourtant, les affinités sont nombreuses entre ces deux réalisateurs : des affinités formelles, des origines sociales similaires, des références artistiques et cinématographiques communes, des réceptions qui font écho l'une à l'autre. L'objet de la comparaison est tout à fait judicieux, et l'étude, remarquablement menée.
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Par Cécile Rousselet –
Une réflexion rigoureuse CE QUE SABRINA BOUAROUR NOUS PROPOSE EST UNE ETUDE d’abord ancrée dans les cultural studies, et soigneusement historicisée. Maîtresse de conférences à la University of London Institute in Paris (ULIP), diplômée de l'ENS Ulm et du Centre de Formation des Journalistes (CFJ) et ancienne rédactrice pour Le Monde et So Film, ainsi que productrice et réalisatrice du long-métrage documentaire Lights of Baltimore (2022), elle fournit ici un examen minutieux sur un sujet inédit, le tout en maîtrisant parfaitement les enjeux historico-culturels liés aux problématiques soulevées : « Faire dialoguer les films avec leur cadre socio-culturel sans hiérarchisation […] invite à renouveler leur interprétation et à se délester d’un jugement de goût relatif à une culture d’élite excluante. » (p. 6) En effet, il s’agit de déconstruire les représentations des masculinités en replaçant chaque personnage, voire chaque scène de film, dans son contexte de production, afin d’en dénouer les détours, et surtout les brouillages. Car Minnelli et Demy n’ont eu de cesse de jouer sur les brouillages : ceux des frontières entre les genres cinématographiques, entre le cinéma grand public et le cinéma d’auteur (p. 7), et surtout des images mêmes qu’ils mettaient en scène. Sabrina Bouarour indique à cet égard : « les films de Demy et Minnelli sont marqués par une sensibilité queer à la fois présente et absente, qui relève d’une “épistémologie du placard” pour reprendre l’expression d’Eve Kosofsky Sedwick. » (p. 10) L’image du placard donnera toute sa cohérence à l’ouvrage, ne cessant de réaffirmer que toutes les subtilités et les détours méthodologiques ne sont que différents aspects d’un jeu de fluidité que le « placard » illustre parfaitement.
LA FLUIDITE, POUR MINNELLI ET DEMY, VIENT AFFIRMER COMME A CONTRE-COURANT, ou de manière latente, cette « sensibilité queer » qui se loge dans leurs films, et qui excède de loin la seule dimension biographique de leur parcours – dimension qu’ils n’ont d’ailleurs jamais souhaité rendre public. Il s’agit bien d’une esthétique camp qu’on retrouve, d’œuvre en œuvre, « cette mise en tension entre le visible et l’invisible, le présent et l’absent » (p. 12) que Susan Sontag a remarquablement théorisée en 1964 dans Notes on Camp. « C’est dans la fluidité de la notion que se loge sa capacité transgressive à être à la fois reconnaissable et cachée. Identifiable pour certains publics LGBTQ+, le camp peut au contraire s’avérer insoupçonnable dans une réception straight. » (p. 13) Et parce que cette lecture non hétérosexuelle est encore trop peu présente dans les études filmiques en France, Sabrina Bouarour ouvre ici de nouveaux potentiels critiques. – Un questionnement original
UNE INTRODUCTION EXTRÊMEMENT BIEN MENEE OUVRE CET OUVRAGE, apportant des jalons théoriques indispensables à la compréhension des enjeux soulevés. Car Minnelli et Demy sont, au premier abord, surtout connus pour les morceaux de bravoure qu’ils laissent à leurs personnages féminins (p. 15). Et pourtant, derrière Marilla, derrière Geneviève, apparaissent « des masculinités alternatives en porte-à-faux avec une masculinité patriarcale dévaluée » (p. 16), favorisant un « décloisonnement », « l’affirmation d’une fluidité identitaire » (p. 18) qui invite à dépasser tout binarisme, et à « questionne[r] les normes qui gouvernent les identités individuelles et collectives, qu’elles portent sur les genres, les corps désirants, les rapports de classe [etc.] », dans une perspective intersectionnelle (p. 19). Les femmes ne sont pas les seules à faire figure d’altérité, n’en déplaise à Simone de Beauvoir (p. 20), et les masculinités, prises sous cet angle intersectionnel, permettent d’envisager les dimensions performatives de l’agency au(x) masculin(s) : « Une place de choix sera accordée aux potentialités subversives offertes par le langage et la performance », nous indique Sabrina Bouarour. « Plutôt que de prendre part à des débats théoriques inextricables sur des définitions a priori sur la masculinité et la virilité, ce livre utilise les films de Minnelli et Demy pour réfléchir à ce que les images peuvent nous enseigner sur les identités genrées, les désirs et les communautés politiques imaginées au cinéma. » (p. 22) Car le genre est une affaire de rapports de pouvoir, Joan Scott nous l’avait appris, et Foucault, quant à lui, rappelait que le pouvoir n’est qu’affaire d’interactions complexes. Les masculinités ne peuvent se concevoir qu’au prisme des féminités chez ces cinéastes, et qu’au prisme des contextes historico-culturels dans lesquels ces relations prennent place.
JUSTEMENT, LES PRECISIONS HISTORIQUES TIENNENT UNE PLACE CONSEQUENTE dans l’ouvrage. La crise de la masculinité sous le Maccarthysme et le Code Hays des années 1950, qui a pu se penser comme une « crise de la stabilité de cette catégorie genrée » (p. 25), les revendications sociales et l’émergence des contre-cultures en France et aux Etats-Unis dans les années 1960 : tout ceci permet de comprendre le façonnement d’une culture filmique transatlantique inédite, réinterrogeant « les rôles déterminants exercés par le genre, la sexualité et les rapports de classe » (p. 26). La complexité de cette analyse nécessite une rigueur disciplinaire et méthodologique : les cultural studies rencontrent les masculinities studies et les sciences politiques (p. 27), toujours au service de la révélation de ce qu’est, pour les deux cinéastes, cette « esthétique du placard ».
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Une pensée des altérités
HUIT CHAPITRES. LE PREMIER, « CULTURE COSMOPOLITE ET MUTATION DES NORMES de genre dans l’après-guerre », est extrêmement utile au lecteur souhaitant saisir les tenants historico-politiques des représentations dans la filmographie des deux cinéastes. France et Etats-Unis sont rapprochés, comme ils le sont chez Minnelli et Demy – rappelons d’ailleurs que The Sandpiper du premier est en partie tourné aux studios de Boulogne-Billancourt, et Model Shop du second, en Californie (p. 36). Sabrina Bouarour analyse comment les bouleversements socio-culturels de l’après-guerre favorisent chez Demy et Minnelli un souffle particulier, favorisé par leur admiration commune pour Jean Cocteau – identifié comme camp, « pour sa flamboyance esthétique et son homoérotisme » (p. 37). Dans un contexte de retour à un ordre moral, les deux cinéastes mettent en scène des hommes absents ou ambivalents en matière de sexualité (chez Demy), ou des sociétés où l’ordre patriarcal est mis à mal par les fils (chez Minnelli) (p. 39).
EN EFFET, LA MODIFICATION DES NORMES DE GENRE est, à cette époque, profondément ambiguë. Janvier 1948 marque aussi, aux Etats-Unis, la publication du Rapport Kinsey, attestant qu’un tiers des hommes adultes avait connu une expérience homosexuelle dans leur vie ; tandis qu’en France, le baby-boom encourage la mise en place d’une idéologie familiale conservatrice, valorisant les mères (p. 40). Alors les cinéastes innovent : Demy imagine une grossesse au masculin, dans L’événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune (1973), deux ans après la signature du Manifeste des 343 salopes par, entre autres, Catherine Deneuve et Agnès Varda (qui, rappelons-le, était l’épouse de Jacques Demy). La sexualité est régulée, réprimée, mais « le conservatisme idéologique, qui pèse à la fois sur les femmes […] et [sur] les hommes, qui font face à une remise en cause des normes de la virilité traditionnelle, dessine les contours d’une période de brouillage normatif » (p. 44), au sein de laquelle la filmographie de Demy et Minnelli prend place. – Fluidités
IL EST UN AUTRE ASPECT QUI EST PASSIONNANT, CE SONT LES AFFINITES ENTRE LA FLUIDITE de genre (masculin/féminin) et la fluidité du genre cinématographique. Tout d’abord, il faut rappeler que le style « MGM » (Metro-Goldwyn-Mayer), central pour Minnelli, repose sur une dimension camp, notamment en raison des nombreux employés queer de l’entreprise (p. 48-49). Les salles de spectacle des films de Demy sont quant à elles des lieux de prostitution ou des boîtes de nuit homosexuelles, des lieux d’une sous-culture – refus d’un androcentrisme qui d’ailleurs distingue le réalisateur de ceux de la bande des Cahiers (Truffaut, Rohmer, …), et plus largement des représentations virilistes des autres cinéastes de son époque. La danse et le music-hall ne sont donc jamais anodins pour Minnelli et Demy. Mais surtout, ceux-ci proposent des hybridités entre leurs genres de prédilection – la comédie, le mélodrame et le film musical (p. 45) –, hybridités qui rejoignent l’esthétique camp de leurs œuvres, ce qui est approfondi au chapitre 2 de l’ouvrage.
ON POURRAIT PENSER AU PREMIER ABORD QUE LE FILM MUSICAL est l’inverse du mélodrame (p. 62). Mais « Minnelli et Demy travaillent la porosité de leurs frontières en concevant une fluidité » entre ces deux catégories (p. 64). Ainsi en est-il des parapluies de l’ouverture des Parapluies de Cherbourg : les couleurs de Singing in the rain laissent entrevoir la possibilité de larmes derrière la pluie (p. 65). Jacques Demy ne cesse d’insinuer des décalages (comme la présence de Dutrouz dans Les Demoiselles de Rochefort), ou de distanciation. Et à cet égard, si les personnages masculins des Demoiselles, forains ou marins, sont plutôt associés au mouvement, et les figures féminines à l’attente, les jeux d’acteur et de poétisation des gestes et des paroles mettent à mal ce stéréotype : là se logent les potentialités du mélodrame, proposant des « variations émotionnelles » (p. 73) à même de déconstruire les préjugés de genre. Le style de Minnelli, quant à lui, « est emblématique des capacités d’un auteur à se positionner dans l’industrie cinématographique standardisée qu’est Hollywood tout en contestant son système même » (p. 75). Dans Goodbye Charlie, les genres sont inversés, au même titre que l’ouverture est à l’intersection entre le mélodrame et le film musical (p. 77).
LES STYLES DIFFERENT ENTRE LES DEUX CINEASTES : à la litote intimiste de Demy répond la flamboyance de Minnelli (p. 80), mais on retrouve dans tous les cas la vocation politique que le genre mélodramatique tient depuis le XVIIIe siècle, du fait de son appartenance au registre populaire et de son rôle dans la mise en scène des tensions sociales. Ceci a son importance : dans le mélodrame, comme dans l’opérette, « le peuple utilise le chant, c’est-à-dire sa voix, au sens physique et politique, pour exprimer son désir de transformations sociales » (p. 88), ce qui a son importance si l’on envisage la dimension performative des corps dans la remise en question des canons virilistes des années 60. Par ailleurs, le jeu mélodramatique des couleurs (pastels chez Demy, vives chez Minnelli) encourage une tension entre artifice et authenticité qui est le fondement, selon Susan Sontag, de l’esthétique camp (p. 97), indice de « l’affect lui-même » (Gilles Deleuze) (p. 98) – qui est justement l’une des caractéristiques qui permettent aux personnages des deux cinéastes d’échapper aux préjugés masculinistes.
C’EST NOTAMMENT GRÂCE AUX FIGURES DE MARINS, DE SOLDATS ET DE DANSEURS que Demy et Minnelli font apparaître des formes de « masculinités alternatives » (p. 99), ce que Sabrina Bouarour analyse dans le chapitre 3, « “Marins, amis, amants ou maris” : figures masculines ambivalentes et négociations identitaires ». Brigadoon de Minnelli met d’ailleurs en scène le franchissement du monde réel vers le monde onirique par l’image du pont, que les protagonistes empruntent (p. 100) : le monde masculin de la chasse est « adouci » par le fait que ceux-ci dansent (p. 101) et par leurs tourments intérieurs. Tout est question de négociations identitaires. Les figures de soldats ne représentent plus tant « une masculinité belliqueuse » que la difficulté pour les vétérans de se réintégrer lorsqu’ils reviennent de la guerre, leur désarroi (p. 105). Dans Les Parapluies de Cherbourg, c’est certes Geneviève qui pleure au départ de Guy pour l’Algérie, mais la performance de ce dernier « emprunte des gestes pathétiques aux codes mélodramatiques » (p. 107), qui témoignent de la mélancolie inhérente à ce genre cinématographique. Sa blessure métaphorise sa situation d’impuissance (p. 111), à l’opposé des indices de la virilité de Roland Cassard, le diamantaire fortuné qui le remplace dans la vie de Geneviève. Maxence, dans Les Demoiselles de Rochefort, effectue son service militaire, mais demeure un personnage caractérisé par sa sensibilité et sa sophistication. « Malaise » et « doute » du soldat sont aussi prégnants chez Minnelli, mais par les images de l’alcool, des difficultés familiales ou des ambitions artistiques frustrées (p. 120). Les pulsions de vie et de mort s’affrontent, au service d’effets de distanciation, qui conduisent à ce que « l’usage de la violence n’est jamais valorisé pour construire un personnage masculin fort et tout puissant. Au contraire, la vulnérabilité mise en scène par Minnelli sur un mode mélodramatique fait tomber le masque d’une virilité unique, stable, cohérente et triomphante. » (p. 125).
LE RÔLE DE LA DANSE CHEZ LES DEUX CINEASTES EST AU SERVICE DES AMBIGUÏTES.. Designing Woman met en scène un danseur efféminé, qui peut être interprété à la fois comme une moquerie homophobe et une attaque des modèles de masculinité de l’Amérique des années 50 (p. 128), d’autant que cette représentation de la danse, dans le film, est mise en concurrence avec celle de la boxe. « C’est bien dans cette polysémie des images que se logent des négociations identitaires et la possibilité de lire un type de masculinité inédit. L’esthétique camp s’instille dans cette latence et dans un jeu de dissimulation/reconnaissance tributaire du décodage des publics théorisé par Stuart Hall. » (p. 141) Le chapitre 4, « Gene Kelly : danser la virilité entre Hollywood et Rochefort » met en valeur cette tension, puisque la figure de l’acteur, présent chez Minnelli comme chez Demy, « exemplifie la mise en scène de l’hypermasculinité et ses contradictions » (p. 143) Gene Kelly est l’incarnation d’un corps maîtrisé, « qui s’exhibe comme un objet de perfection » (p. 148) ; son style de danse est « individuel et narcissique », effaçant la présence de partenaires féminines (p. 149). Les images du contrôle de soi et de la suprématie du corps masculin « dévoilent le spectacle d’une masculinité patriarcale à prouver » (p. 151). Virilité, athlétisme, démesure : « sa persona est fondée sur une rhétorique outrancière qui achoppe à être prise au sérieux, d’autant que ses performances sont marquées d’une ambiguïté et d’une ironie camp » (p. 161). Mais si l’Amérique lui laisse la possibilité d’une telle posture, Jacques Demy la lui refuse dans Les Demoiselles : Gene Kelly (Andy) ne peut pas superviser les moindres détails de son rôle (p. 166), et sa performance est mise au regard de sa partenaire amatrice, Françoise Dorléac (p. 170). Gene Kelly, le danseur surpuissant, est utilisé « à contre-emploi » par le cinéaste français, ce qui amplifie le jeu de fluidités décrit par Sabrina Bouarour.
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Performativités
DEUX CHAPITRES EN MIROIR SE SUIVENT ENSUITE : « Poétique du possible dans Lady Oscar : mascarade camp, peinture mélodramatique et révolution queer » (sur Demy) et « Mélodrame masculin, transgression queer et intersectionnalité à l’heure du code de production hollywoodien : le cas de Tea and Sympathy de Minnelli ». Dans les deux cas, le masculin est pensé à l’aune des partenaires féminines à l’écran, et la sensibilité camp se loge dans les effets de distanciation. Pour Lady Oscar, cela passe par l’outrance du général, les sculptures d’hommes immenses, une théâtralité qui laisse entrevoir la possibilité d’une « réversibilité » des genres (p. 181), propre à l’esthétique du placard décrite en introduction de l’ouvrage. Il s’agit pour Jacques Demy de « montre[r] le spectacle de la fabrication du genre dans les mots et dans les corps », et d’ « interroge[r] le mythe de la virilité qui est assimilé au masculin en montrant que, en tant que pratique performative, la virilité peut aussi se penser à partir du féminin », à « concevoir au pluriel » (p. 183). La subversion queer se loge dans les outrances du theatrum mundi des décors de la cour de Marie-Antoinette, et dans les moments de « désidentification » qui en découlent, par des jeux d’acteur fondés sur des « postures corporelles de séduction qui confinent à une performance parodique des injonctions viriles » (p. 197). Le corps féminin qui passe pour un homme de Lady Oscar met en scène cette « masculinité moderne » (p. 205).
CHEZ MINNELLI, IL EST INTERESSANT D'ETUDIER COMMENT LE FILM CONTOURNE les interdictions de représentation de l’homosexualité et de l’adultère par le code de censure à Hollywood. « Plutôt que d’évoquer frontalement le côté queer du personnage, le film déplace cette question à partir d’un conflit sur les normes de la masculinité ancré sur une mise en scène camp ambiguë où le personnage peut être perçu comme queer et/ou hétérosexuel. » (p. 207-208) Par la convocation de l’intersectionnalité, Sabrina Bouarour rend compte de la complexité des rapports de pouvoir, puisque l’angle « sissy » (qui est l’efféminement permettant la représentation de l’homosexualité de manière cryptée) renvoie, dans le film, au contexte politique d’après-guerre et à la chasse aux sorcières lancée par le Maccarthysme. Les vulnérabilités se répondent (p. 216), et permettent d’élaborer des « zones de résistance » face aux narrations dominantes (p. 217). Une réception « purement hétérosexuelle » de Tea and Sympathy est impossible : Tom pourrait faire « une bonne épouse » puisqu’il coud et cuisine, tandis qu’un magazine, dans la scène sur la plage, exhibe un questionnaire intitulé « Êtes-vous un homme ? ». C’est dans cette « indécidabilité genrée » (p. 222), qui culmine dans le travestissement de Tom en femme lorsqu’il participe à la pièce de théâtre, que se trouve l’esthétique camp. « Le féminin et le masculin sont ici dénaturalisés. Pour reprendre une terminologie butlerienne, les normes de genre sont réélaborées et resignifiées » (p. 227).
LES DEUX DERNIERS CHAPITRES, « MASCULINITES VULNERABLES ET CONTESTATIONS sociales : repolitiser le film musical et le mélodrame pour refonder la communauté » et « California Dreamin’ : anticonformisme et réinvention des normes dans les années 1960 », problématisent véritablement la dimension politique de ces masculinités alternatives, au service d’autres moyens de « vivre ensemble » : « [Celles-ci] donnent à voir la possibilité de réordonner le monde en refondant la communauté sur les failles de son système. Leur style mélodramatique exprime la contingence d’un nouvel ordre pour construire une communauté réconciliée. » (p. 237). Le lien entre le corps individuel et le corps social est repensé, notamment autour des images de l’empathie et de la solidarité des personnages, contre l’ordre viriliste traditionnel. La vulnérabilité des personnages renvoie au dévoilement de « mécanismes de pouvoir défaillants » (p. 263). Sont étudiées les formes de décalage entre les groupes sociaux présentés chez Demy et Minnelli et les normes dominantes, dans The Sandpiper (Minnelli) puis Model Shop (Demy).
DANS LES DEUX CAS, IL S'AGIT D'INSCRIRE « UNE CULTURE CONTESTATAIRE à l’écran » (p. 282), respectivement dans la Bay Area, haut-lieu de la contre-culture américaine, ou à Los Angeles. Et les personnages ne sont pas en reste : Laura n’est pas une victime mais l’incarnation d’un nouvel ordre (p. 283), tandis que Georges, dans Model Shop, est en quête de sens, hors du système capitaliste, errant dans un décor urbain qui ne laisse qu’entrevoir, par petites touches, des possibilités d’autres vivre-ensemble. Des masculinités non dominantes sont ici envisageables, empruntant les codes de l’empathie, puisqu’en effet, « les deux cinéastes renversent le système de valeur traditionnel en ne concevant pas la sensibilité et les émotions comme des signes de faiblesse mais comme le possible ferment d’une société plus ouverte et égalitaire. » (p. 310)
« IT'S SO QUEER ! ». LES MASCULINITES DANS LES FILMS de Vincente Minnelli et de Jacques Demy est un ouvrage remarquable, autant pour le cinéphile que pour celui ou celle qui y cherche une problématisation pertinente et rigoureusement étayée des questionnements sur le genre dans les arts au XXe siècle. Grâce à des qualités didactiques indéniables, s’affranchissant de nombre d’écueils méthodologiques d’analyses portant sur des sujets comparables, Sabrina Bouarour offre ici une expérience de lecture tout à la fois enrichissante et rafraichissante, et où résonne Michel Legrand, brillent les flamboyances de la MGM, miroitent les pastels de Demy et les fulgurances de Minnelli. Cécile Rousselet
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le 25 novembre 2024
« It's so queer ! ». Les masculinités dans les films de Vincente Minnelli et de Jacques Demy
Sabrina Bouarour,
Oxford, Peter Lang, 2023.
348 pages.
65,20€