L'INTERMEDE INVITE DES CHERCHEURS SUR SES PAGES, en leur proposant d'explorer une notion qui habite leurs travaux et leur portée dans le monde comtemporain. Dans la continuité des collaborations précédentes, voici une contribution de François Ardeven, psychanalyste et professeur de Lettres classiques, lecteur depuis 2006 du midrash laïc au Centre Medem - Arbeter Ring, enseignant de Midrash à l'école rabbinique de Paris et auteur d'Insultes, cris et chuchotement (MJW Fédition, Paris, 2017), Pour un Midrash laïc (Imago, Paris, 2020) et Midrash pour notre temps (Imago, Paris, à paraître). Ce texte s'articule autour d'un mot, "Midrash", au prisme duquel tout lecteur est encouragé à repenser l'intertextualité, pour en dynamiser davantage la charge symbolique. François Ardeven propose ici d'une part de déconstruire un certain nombre d'idées reçues autour des concepts de réception et d'exégèse, et d'autre part de démocratiser l'accès aux classiques - ces derniers étant perçus, en premier lieu et pour reprendre Italo Calvino, tels des livres qui nous parviennent, portant les traces des lectures antérieures aux nôtres, et portant dans leur sillage les traces qu'ils ont eux-mêmes laissées dans les espaces qu'ils ont traversés au fil du temps.
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Par François Ardeven EMMANUEL LEVINAS, SANS QU'ON LE NOTE BEAUCOUP, proposa cette définition du judaïsme : le judaïsme est le dispositif pour lire la Bible. Définition étonnamment logique, fonctionnelle, objective, presque dans le style d’un Foucault, et qui pourrait sembler aussi froide qu’une dissection. On est à cent coudées de toute exaltation, de tout enthousiasme, de tout « numineux », comme il qualifiait les religions du tremendum, du spectaculaire et, au fond, de la preuve. Le judaïsme n’y est pas présenté comme une tradition, ni même un ensemble de lois, ni une pratique large ou un héritage, un mode de vie. Ce qui aménage la tradition, la loi, la pratique, et la vie du judaïsme, c’est la lecture - l’Écriture est un concept chrétien, dichotomique, fixé, comme l’a souvent montré Henri Meschonnic (Jonas et le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981) -, et rien qu’elle. Il est donc un dispositif pour lire, et aussi pour inventer, le cas échéant. Un trou de mémoire venant, il faut en effet faire face. Le Midrash, sorte de bras séculier du judaïsme, naît aussi de cette improvisation, rendue parfois nécessaire. – Le Midrash
ART ORAL QUI SE SOUMET VAILLE QUE VAILLE au rétrécissement de l’écrit. Le dessinateur Joann Sfar dit un jour à la radio, je l’ai entendu au vol, dans un esprit peut-être un peu voisin : « Le judaïsme est un courant littéraire. » Dispositif. Comment ouvrir suffisamment un mot si latin, et à connotation expérimentale ? D’au moins deux façons, si l’on convoque deux auteurs – un peu comme le Midrash traditionnel aime le faire quand il convoque sans guère prévenir à la barre versets et citations qui semblent pourtant éloignés (à cent coudées aussi) du sujet, non pour briller dans la façon de le traiter, mais pour le diffracter, pour le spectraliser.
PAUL VALERY D'ABORD EVOQUE CE QU'IL Y A DE FÂCHEUX à considérer π (qui apparaît sommairement aussi dans la Bible en I Rois 7,23 et en II Chroniques 4,2) comme un nombre. « Pi est un procédé, un processus opératoire… »[1]. Définir le judaïsme relève sans doute tout autant de la quadrature du cercle : religion, culture, civilisation, armature d’un peuple, rien ne convient pour l’encadrer fermement dans une entrée de dictionnaire. Le judaïsme, tout comme π, le nombre transcendant, n’est pas une essence, il est une action[2], une opération continue, une pragmatique aussi, qui dépend du contexte où elle a lieu, du moment historique où elle s’accomplit, et des hommes qui s’en revendiquent. Quant à son objet, soit donc son graphe, il est la lecture de la Bible. Ce qu’est lire de façon juive la Bible n’est bien sûr pas résolu dans cette définition, et on pourra arguer contre elle que la difficulté est juste repoussée et non contenue. C’est déjà beaucoup quand on peut décrire. Le philosophe italien Giorgio Agamben donne du dispositif, dans le sillage de Foucault, une définition très articulée. Il consacra un tout petit livre à cette notion[3].
LE DISPOSITIF POUR LUI EST TRIPLE : 1/ C’est un « ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, discursive ou non »,
2/ Il a une « fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir », celui-ci n’étant pas à entendre comme le pouvoir coercitif forcément. C’est aussi le pouvoir de rassembler, celui de continuer,
3/ Il fait se croiser « les relations de pouvoir et de savoir ».
LEVINAS RECONNAÎTRAIT-IL SON INTUITION dans ce développement à trois branches ? Le Midrash est cette opération en fait sans définition – sans pouvoir, il faut le préciser – par où un texte est percuté par un autre, ou plusieurs, qui viennent de loin. Il s’agit moins de produire une vérité (à partir de ce qui est dit) que d’élargir, toujours autrement, le champ du signifiant (du côté du dire). On y trouve, comme un revers du texte biblique, des apologues, des histoires, des méditations qui furent rassemblés entre le IIème et le VIème siècle de notre ère. En parler comme d’une exégèse revient à le mutiler de son autonomie. – Une invitation au panache
LE JUDAÏSME, DANS SON HISTOIRE, A INCLUS beaucoup d’autres textes, sans toujours l’avouer, que ceux du vieux canon. N’a-t-on pas même parfois soutenu que Kafka était le grand cabaliste du XXème siècle ? De lire le Midrash avec d’autres livres du monde, avec des livres des Nations – par exemple Job avec Melville ou Goethe, le Chant des Chants avec le Balzac du Lys dans la vallée – introduit dans l’espace commun, laïque, cette littérature un peu cachée et la place dans l’hétérogène. C’est alors à un certain tact de lecture qu’il revient de maintenir ces textes chacun dans son ordre, sans oublier qu’ils proviennent de discours différents et que la Bible (qui pour la cabale n’est peut-être qu’une seule longue phrase cabalistique) n’est pas de la littérature à proprement dit, au sens où l’Occident voit en la littérature un exercice profane et assez souvent anti-religieux. Levinas rajoute qu’en matière de poésie, Shakespeare apporte davantage de contentement.
LES ANGES MONTENT ET DESCENDENT SUR L'ECHELLE le texte s’élève jusqu’au ciel des concepts, non sans s’en moquer parfois, et ceux-ci se mesurent à l’eau des vieux textes qu’ils réveillent. Les contradictions ne doivent pas effrayer, car elles sont inhérentes à l’écriture itinérante. Enfin, se constitue autour d’une lecture un peu savante et partagée, une communauté libre de lecteurs, qui se croisent, et trouvent avec le Midrash laïque une voie entre le judaïsme laïque - tel qu’il a pu naître avec le mouvement du Bund [4] en Russie à la fin du XIXème siècle dans un dessein politique très ferme d’émancipation et de reconnaissance de l’autonomie culturelle des uns et des autres -, et d’autres formes de vie lectrice possibles dans l’ici et maintenant.
ON POURRA TOUT A FAIT SOUTENIR QUE LE MIDRASH, recueil de textes d’origine religieuse, dans une lecture devenue laïque, est la fusion de deux contraires, un oxymore, un petit blasphème. Mais on peut tout autant défendre que l’inventivité du texte midrashique, dès son origine, en marge du texte sacré, profane presque, était déjà la part laïque du judaïsme. Le « midrash laïque » ne serait alors qu’un pléonasme bien anodin. L’un et l’autre sont sans doute justes. Reste rejetée donc, et c’est là le propre du dispositif, toute essentialisation de cette opération, l’une parmi, heureusement, bien d’autres.
(Une première version de cet article fut publiée dans la revue L’Éclaireur) F.A. --------------------- le 22/02/2023
[1] Paul Valéry, Cahiers Dinard 1940 (XXIII, 550). [2] Avec une même intuition, le philosophe Ludwig Wittgenstein définit l’infini comme un calcul, ce qu’il préconise de ne jamais oublier quand on l’utilise en mathématiques. L’infini ne peut être hypostasié et considéré seul, abstrait en somme de l’algorithme qui l’a produit. Et c’est un point fort important, posé avec intensité par la modélisation informatique contemporaine, de savoir si une démonstration qui repose sur l’infini – l’itération infinie d’une opération – est absolument valide ou pas. [3] Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris, Rivages poche, 2007.
[4]Le Bund (lien en yiddish) est le nom de l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, qui est un mouvement socialiste juif créé au Congrès de Vilnius en septembre 1897 et premier parti politique juif socialiste et laïc destiné à représenter la minorité juive de l’Empire Russe. Il se donne comme programme l’autonomie culturelle des Juifs et des minorités diverses. Son fondateur est Vladimir Medem (1879-1923).